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pas comment il se fait que c’est le même ordre de mouvemens qui a été convenu chez tous les peuples. Il doit donc y avoir là quelque chose de naturel.

Si l’harmonie est le caractère de la vie animale, la discordance est celui de la vie organique. Dans cet ordre de phénomènes, l’inégalité d’action des deux parties n’altère pas la fonction : elles se cumulent et ne se troublent pas. Qu’un poumon respire mieux que l’autre, les deux actions réunies n’en exécutent pas moins la fonction : il s’agit, bien entendu, non pas des cas de maladie, mais d’une simple inégalité normale : il s’établit entre les deux actions une résultante, qui est la même que si on ôtait à l’une des parties ce qu’elle a eu en plus pour la donner à l’autre. Cela tient à ce qu’il n’y a ici qu’une question de quantité, tandis que, dans les fonctions animales, il y a une question de qualité. Bichat signale encore d’autres différences, mais plus contestables, entre la vie organique et la vie animale. Par exemple, il soutient que les fonctions organiques sont continues et les fonctions animales intermittentes. Il cite comme exemples d’un côté, la circulation, la respiration, l’absorption, la sécrétion ; de l’autre, le sommeil. Mais ne peut-on pas opposer d’un côté la digestion, de l’autre les fonctions du cerveau, et même des sens (du toucher par exemple), de la fonction motrice ? Bichat distingue, il est vrai, entre la rémittence et l’intermittence : l’une ne porte que sur l’intensité de la fonction, l’autre sur la fonction même ; mais dans la digestion, il y a plus que rémittence, il y a véritablement interruption et reprise de fonction, et par conséquent intermittence : réciproquement on peut soutenir que les facultés sensitives et motrices ne sont jamais complètement interrompues. Il y a donc ici un certain excès dans la séparation des deux vies.

Une autre loi signalée par Bichat, c’est que l’habitude exerce son empire sur les fonctions animales, tandis que son influence est presque nulle sur les fonctions organiques. C’est Bichat qui a énoncé le premier cette loi que l’on attribue d’ordinaire à Maine de Biran[1] : « L’habitude émousse le sentiment et perfectionne le jugement ; » loi qu’Hamilton a résumée depuis en ces termes : « La perception est en raison inverse de la sensation. » Dans ce chapitre sur l’habitude, Bichat fait preuve d’une grande finesse psychologique et fournit des données intéressantes à l’analyse des phénomènes internes. Par exemple, il remarque que le plaisir et la douleur naissent surtout de la comparaison de chaque état avec l’état qui précède : plus il y

  1. L’ouvrage de Bichat est de 1800. Le mémoire de Maine de Biran sur l’Habitude est de 1803 ; il a été couronné en 1802. Le sujet avait été mis au concours le 15 vendémiaire an VIII, c’est-à-dire en 1799.