Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/588

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
582
REVUE DES DEUX MONDES.

chante, boit et fume, dans les états où on le persécute à outrance, il a recours au poignard, à l’incendie, au poison et à la dynamite. Le gouvernement qui refuse la liberté a contre lui tous ceux qui la réclament, depuis les meilleurs citoyens jusqu’aux pires scélérats. Qu’il l’accorde, et il n’a plus pour ennemis que ceux qui méritent les galères, c’est-à-dire heureusement encore le très petit nombre. Voici comme preuve à l’appui un extrait d’une brochure écrite par un communard qui sur ce point voit juste[1]. « Notre but, dit-il, étant la destruction de l’état, nous ne devons pas désirer la république, qui donnerait à l’état cette base solide qu’elle a en Suisse et aux États-Unis. La forme de gouvernement la plus avantageuse pour nous est celle que nous pourrons le plus facilement détruire, c’est-à-dire la restauration de la légitimité… Nous soutenons, appuyé sur les résultats de la science sociologique, que l’état républicain conservateur qui va s’établir en France sur les ruines du radicalisme, étant le dernier progrès de l’état, consacre, au grand détriment du prolétariat européen, l’alliance indissoluble de tous les élémens de la bourgeoisie. Au contraire, le retour à un régime d’un autre âge perpétuerait les divisions de la bourgeoisie et les luttes intestines, rouvrant ainsi à notre profit l’ère des révolutions. » Rien n’est plus vrai. Le socialisme isolé n’est pas à craindre, mais supposez une révolution politique ou de grands revers dans une guerre extérieure, et les anarchistes seront de nouveau prêts à profiter de la défaillance du pouvoir. Les souverains veulent-ils désarmer le socialisme ? ils n’y parviendront ni par des lois d’exception, comme en Allemagne, ni par des casemates et la Sibérie, comme en Russie. Mais qu’ils mettent un terme à ce détestable antagonisme d’état contre état, qui est le fléau de notre temps ; qu’ils réduisent les armées, qu’ils diminuent les impôts et qu’alors ils donnent sans crainte toute liberté aux peuples plus heureux. L’utopie ne disparaîtra pas, car elle est plus ancienne que Platon, et la société continuera à se transformer comme elle le fait depuis les temps préhistoriques, mais l’utopie ne sera plus le rêve de la destruction universelle, et les transformations pourront être pacifiques.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. L’état à Versailles et dans l’association des travailleurs, par Brousse ; Londres, 1873, sans nom d’éditeur. — Brousse est l’auteur de l’article de l’Avant-garde sur le régicide, condamné à Genève en 1878.