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sans compter les cercles républicains, les sociétés secrètes et les fameux circoli Barsanti[1], qui ont déjà fait tomber un ministère. Chose exceptionnelle en Europe, sauf peut-être en Espagne, le socialisme envahit les campagnes. Les paysans sont réduits à une extrême misère par la rente et par l’impôt également excessifs. Le salaire est complètement insuffisant. Les ouvriers agricoles vivent accumulés dans les bourgades et ne trouvent qu’un emploi intermittent. Il se forme ainsi un prolétariat rural plus misérable que celui de l’industrie. Exclu de la propriété par les latifandia, il devient l’ennemi d’un ordre social qui l’écrase. Ailleurs, en France notamment, « les ruraux » dans les comices, dans les assemblées et dans l’armée sont les soutiens dévoués du régime actuel. Mais le danger deviendrait sérieux le jour où les idées de bouleversement seraient portées dans les régimens par les fils des campagnards.

Deux procès récens nous montrent bien les deux aspects du socialisme en Italie : le socialisme rural produit par la misère et le socialisme cosmopolite du nihilisme. Voici le premier fait. Au commencement d’avril 1877 une trentaine de personnes venues, on ne sait d’où, se réunissaient tous les soirs dans une maison d’un village du Bénévent, San-Lupo, qu’ils avaient louée. La nuit du 6 avril, les carabiniers qui surveillaient la maison reçoivent des coups de fusil et deux d’entre eux tombent gravement blessés. Après cet exploit, la bande se dirige vers le village voisin de Letino. Un drapeau rouge et noir la précède. Elle occupe le bâtiment municipal. Les conseillers demandent décharge. Elle leur est donnée en ces termes : « Nous, soussignés, déclarons avoir occupé le municipe de Letino, à main armée, au nom de la révolution sociale. » Suivent les signatures. On apporte sur la place publique, au pied de la croix qui s’y élève, les registres du cadastre et de l’état civil et on y met le feu. Les paysans accourent en foule. L’un des insurgés fait un grand discours. Il explique que le mouvement est général et que le peuple est affranchi. Le roi est déchu et la république sociale proclamée. On applaudit. Les femmes demandent qu’on procède immédiatement au partage des terres. « Vous avez des armes, leur répondent les chefs, vous êtes libres. Faites donc le partage entre vous. » Le curé Fortini, qui est en même temps conseiller municipal,

  1. Il y a six ans, une émeute out lieu dans une caserne de Pavie, et le sergent Barsanti, considéré comme le meneur de l’affaire, fut fusillé. On prétendit qu’il n’y était pour rien, attendu qu’il était absent de la caserne, et pour le réhabiliter, des révolutionnaires créèrent des associations portant son nom : Circoli Barsanti. Leur but était d’y attirer les soldats et les sous-officiers afin de les enrôler dans leur parti.