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L’APÔTRE DE LA DESTRUCTION UNIVERSELLE.

d’être ce qu’il n’est pas. Il doit pénétrer partout, dans la haute classe comme dans la moyenne, dans la boutique du marchand, dans l’église, dans les bureaux, dans l’armée, dans le monde littéraire, dans la police secrète et même dans le palais impérial. — Il faut dresser la liste de ceux qui sont condamnés à mort et les expédier d’après l’ordre de leur malfaisance relative. — Un nouveau membre ne peut être reçu dans l’association qu’à l’unanimité et après avoir fait ses preuves, non en paroles, mais en action. Chaque compagnon droit avoir sous la main plusieurs révolutionnaires du second ou du troisième degré non entièrement initiés. Il doit les considérer comme une partie du capital révolutionnaire mis à sa disposition et il doit les dépenser économiquement et de façon à en tirer tout le profit possible. — L’élément le plus précieux sont les femmes complètement initiées et qui acceptent notre programme tout entier. Sans leur concours nous ne pouvons rien faire. » — Les instructions de Bakounine sont encore exactement suivies en ce point. En effet, dans toutes les conspirations, on trouve des femmes riches et instruites, même des filles de fonctionnaires, de militaires et de nobles. Le secret est si bien gardé que, quand la police met la main sur des nihilistes, elle ne parvient pas à remonter du tronçon qu’elle saisit au corps même de l’association. Ils pénètrent partout ; ils ne reculent devant aucun moyen pour exécuter la sentence du tribunal secret. Quand ils sont fusillés ou pendus, ils meurent sans repentir et en bravant les juges et les exécuteurs. Ils font peser sur la haute société russe une véritable terreur. La vie du souverain est sans cesse menacée. On ne sait vraiment ce qui étonne le plus, l’audace des sectaires ou l’impuissance de la répression.

Dans le procès de Netchaïef, nous voyons aussi comment l’association racole ses séides. Netchaïef était le lieutenant de Bakounine. Ogaref lui avait dédié dans le Kolokol d’Herzen une poésie intitulée l’Étudiant, qui a exercé une grande influence sur la jeunesse révolutionnaire russe. Chacun l’apprenait par cœur ; c’est le modèle qu’elle s’efforce de réaliser. Dans ce petit poème, l’étudiant se voue à la science et à la rédemption du peuple. Il est traqué par la police du tsar et par la haine des boyards. Il adopte la vie pauvre et nomade du vagabond (skitanie), disant aux paysans du levant au couchant : « Rassemblez-vous, levez-vous courageusement ! » Il est condamné aux travaux forcés en Sibérie, et il y meurt en répétant : « Le peuple doit conquérir la terre et la liberté. Zemlia e volyia. » Ce mot d’ordre est devenu le titre du journal clandestin publié jusque dans ces derniers temps par les nihilistes. En septembre 1865, Netchaïef, que la poésie d’Ogaref entourait d’une auréole