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L’APÔTRE DE LA DESTRUCTION UNIVERSELLE.


Dans ses Paroles adressées aux étudians, Bakounine, comme Rousseau, s’élève contre la science et l’instruction, et vante « la sainte et salutaire ignorance. » Le peuple russe, dit-il, se trouve actuellement dans les mêmes conditions qu’au temps du tsar Alexis, père de Pierre le Grand, lorsque Stenka Razine, Cosaque, chef de brigands, se mit à la tête d’une formidable insurrection. La masse des jeunes hommes déclassés qui vivent déjà de la vie populaire, deviendront le Stenka Razine collectif, et par conséquent invincible, qui accomplira l’émancipation définitive. Mais il faut qu’ils quittent les écoles et les universités et qu’ils vivent avec le peuple, afin de favoriser sa délivrance spontanée. « Ne vous souciez pas de cette vaine science au nom de laquelle on veut vous lier les mains. » — « Le brigand est le vrai héros, le vengeur populaire, l’ennemi irréconciliable de l’état, le véritable révolutionnaire en action sans phrases et sans rhétorique puisée dans les livres. » On s’aperçoit que Bakounine a lu Schiller et qu’il se souvient de Karl Moor. Marx, qui se moque de la rhétorique ampoulée de son adversaire, fait remarquer qu’en fait de brigands, il n’y a plus en Russie, — en dehors de l’administration, — que de pauvres diables qui font le métier de voleurs de chevaux au profit de certaines entreprises commerciales, donnant du reste d’assez beaux dividendes. Toutefois il est certain que, quand le mécanisme social réduit les populations au désespoir, les brigands se multiplient et deviennent populaires, comme ils le sont depuis longtemps en Siècle et dans les Calabres. Mais, en Russie, c’est la classe moyenne, et non le peuple, qui se sent opprimé. Or la bourgeoisie fournit des révolutionnaires et non des brigands.

Dans une autre feuille volante imprimée à Genève en russe pour la Russie et intitulée les Principes de la révolution, Bakounine indique les moyens à employer pour tout abattre et fonder l’amorphisme. « N’admettant, dit-il, aucune autre activité que celle de la destruction, nous déclarons que les formes dans lesquelles doit s’exprimer cette activité peuvent être extrêmement variées : poison, poignard, nœud coulant. La révolution sanctifie tout sans distinction. » Ces moyens paraîtront aujourd’hui un peu surannés, mais il y a dix ans, le pétrole et la dynamite n’occupaient pas encore, dans l’arsenal révolutionnaire, la place que leur assure aujourd’hui leur efficacité désormais bien prouvée. Pour arriver à la « pan-destruction, » ce qu’il faut d’abord, c’est « une série d’attentats et d’entreprises audacieuses, insensées même, épouvantant les puissans et réveillant le peuple jusqu’à ce qu’il ait foi dans le triomphe de la révolution. » Ce programme infernal ne paraît-il pas un mauvais rêve ou une gageure, et cependant les divers