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L’APÔTRE DE LA DESTRUCTION UNIVERSELLE.

les disciples enthousiastes qu’il a formés et par les institutions qu’il a créées que son influence s’est fait sentir. Voyons quelles sont ces institutions et quelles doctrines elles devaient répandre.

L’Alliance de la démocratie socialiste que Bakounine a fondée en 1869, était une société à moitié publique, comme l’Internationale, et à moitié secrète comme le carbonarisme. Elle se composait de trois sections. La première est formée des « frères internationaux, » au nombre de cent. Ils sont les chefs du mouvement, ils se connaissent entre eux, mais ne se font pas connaître aux profanes. « Ils n’ont d’autre patrie que la révolution universelle et d’autres ennemis que la réaction. » Ils doivent accepter le programme dans toutes ses conséquences théoriques et pratiques, joindre à l’intelligence et à la discrétion la plus absolue la passion révolutionnaire, et « avoir le diable au corps. » La seconde section est formée des « frères nationaux, » désignés par les « frères internationaux » pour préparer la révolution dans chaque pays d’une façon indépendante. Ils ne doivent pas soupçonner l’existence d’une organisation internationale. La troisième section comprend les simples adhérens qui s’enrôlent dans les associations socialistes locales, figurent dans les congrès et constituent la grande armée de l’insurrection.

L’Alliance part de l’idée que « les révolutions ne sont faites ni par les individus, ni par les sociétés secrètes. Elles se font comme d’elles-mêmes, produites par le mouvement des idées et des faits… Tout ce que peut une société secrète, c’est répandre dans les masses les idées qui les poussent à la révolution, et ensuite constituer un état-major révolutionnaire capable de diriger le soulèvement quand il éclatera. Pour l’organisation internationale de la révolution, cent hommes dévoués et intimement unis suffisent. » — Par une contradiction flagrante, Bakounine, qui prêchait l’anarchie et qui s’insurgeait contre Marx et son conseil général parce qu’ils s’attribuaient trop d’autorité, revient ici aux idées de Mazzini et crée une organisation centralisée, sur le modèle de celle des jésuites, ayant, comme celle-ci, la poignée aux mains d’un homme et la pointe partout. Les nominations et l’initiative partent d’en haut. L’Internationale poursuivait la hausse du salaire et la réforme sociale par la discussion, par la propagande, par la presse, en un mot, par la publicité. Bakounine, au contraire, en revient aux vieux procédés de la conspiration. Ce système peut aboutir dans un gouvernement despotique auquel on espère substituer un autre régime politique meilleur ; mais dans des pays libres, comme la Suisse et la France, qui se gouvernent eux-mêmes et où il ne reste plus à accomplir que des réformes économiques, qui donc voulez-vous renverser ?