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L’APÔTRE DE LA DESTRUCTION UNIVERSELLE.

il supprime la propriété et ne laisse aux individus que la possession ; quelle possession, — viagère, trentenaire ou à chaque instant révocable, — il ne le dit pas ; mais, en tout cas, le propriétaire collectif sera l’état, qui centralisera tous les instrumens de travail. D’autre part, poussant à bout l’hostilité des économistes contre l’intervention de l’état, il aboutit à préconiser « l’anarchie, » c’est-à-dire la suppression de l’état. Il exalte l’individualisme et la liberté. L’ordre résultera, prétend-il, de l’initiative des individus débarrassés des entraves de toutes sortes qui aujourd’hui les accablent et les ruinent. Bakounine reproduit ces idées, seulement il les habille à la russe. Il réclame la propriété collective du sol et des instrumens de travail, mais il la confère à la commune, comme cela existe pour les terres dans les villages de la grande Russie. Il veut « l’anarchie, » mais avec une sorte d’enthousiasme mystique très étranger à Proudhon. Il rêve la destruction totale de toutes les institutions existantes et une société « amorphe, » c’est-à-dire sans forme aucune, ce qui signifie en réalité le retour à l’état sauvage. Pour y parvenir, il lui faut une révolution sans pitié, qui, par le fer et le feu, extirpera jusqu’aux dernières traces de l’ancien ordre social. Le but final est donc le collectivisme, ou mieux encore « l’amorphisme, » et le moyen d’y parvenir la « pan-destruction. »

Ces imaginations, qu’on dirait d’un fou furieux, ne sont cependant pas sans précédens dans l’histoire de la pensée humaine. À certaines époques troublées, les âmes avides d’idéal gémissent et s’indignent des maux et des iniquités qui affligent l’espèce humaine. Elles entrevoient un ordre meilleur où régnerait la justice, mais elles croient qu’il est impossible d’y arriver par des réformes lentes et successives. Alors elles aspirent à la destruction de l’ordre ancien, afin que de ses ruines sorte la palingénésie. Telle était l’idée du christianisme primitif. Pour que vînt « le royaume de Dieu, » ce monde pervers devait périr, non il est vrai par une révolution politique ou sociale, mais par un bouleversement cosmique. Tout devait être consumé, non par la torche des incendiaires, comme le veulent les anarchistes aujourd’hui, mais par le feu du ciel.

Dies iras, dies illa
Solvet sæclum in favilla
[1].

  1. L’idée palingénésique est née du problème du mal. Le juste souffre, le méchant triomphe, la terre est rebelle. D’où cela vient-il, si Dieu est bon et équitable ? La question est traitée à fond dans l’admirable poème de Job, comme l’a si bien montré M.  Renan. L’éternel débat entre l’optimisme et le pessimisme est repris par Voltaire et Rousseau à propos du fameux poème sur le tremblement de terre de Lis-