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que je crois en Jésus-Christ, descendu du ciel sur la terre pour le salut des hommes ; je demande qu’il daigne veiller sur moi et me protéger, et je déclare publiquement que j’y crois. » Elle donne ensuite des preuves de l’impatience avec laquelle Buffon, craignant toujours d’expirer dans quelque convulsion de souffrance, demandait qu’on lui administrât les sacremens. Puis, après avoir raconté avec quelle ferveur il les reçut, elle ajoute : « Ce terrible spasme de la mort s’est calmé en partie ; mais il lui est resté une suffocation excessive. La respiration étoit fréquente et gênée. Puis le pouls a diminué graduellement, sa bouche est demeurée ouverte : les extrémités se refroidissoient. Il a serré plusieurs fois la main de Mlle Blesseau[1] (et sans doute aussi celle de Mme Necker). La respiration devint presque insensible, et à minuit quarante minutes il a rendu le dernier soupir. »

Mme Necker fut plusieurs jours à se remettre de l’émotion que ces tristes scènes lui avaient causée, et elle dut aller chercher un peu de repos et de calme à Saint-Ouen. Le souvenir de cette agonie fut longtemps présent à sa pensée ; et Buffon était déjà mort depuis plusieurs mois qu’elle écrivait dans son journal : « M. de Buffon, dans les derniers jours de sa vie, disait encore des choses fort tendres qui sembloient sortir du fond de son tombeau. Le spectacle de ses douleurs sera présent à jamais à mon cœur et à ma pensée. Il m’a montré jusqu’au néant des grands talens. L’homme n’est rien : Dieu est tout, et c’est dans son sein qu’il faut chercher un asile contre sa propre pensée. »

Mme Necker trouva dans le testament de Buffon l’expression concise, mais touchante de la tendresse qu’il lui portait. Presque en tête de ce testament et avant les legs faits par lui à son frère et à sa sœur, Buffon avait inscrit ces mots : « Je prie ma très respectable et plus chère amie Mme Necker d’agréer le legs que je prends la liberté de lui faire du déjeuner de porcelaine qui m’a été donné par le prince Henri de Prusse. On remettra aussi à Mme Necker la boîte sur laquelle elle a eu la bonté de me donner son portrait. » Ce déjeuner en porcelaine, dont les différentes pièces reproduisent toute l’histoire du cygne, se rapportait à un souvenir demeuré cher au cœur de Buffon. Durant un des séjours qu’elle avait faits à Montbard, Mme Necker avait pris un soir un des volumes du grand ouvrage de Buffon et s’était plu à lire à haute voix cette histoire du Cygne, qui en est une des pages les plus poétiques et les plus gracieuses[2]. Buffon avait été ravi d’entendre le charme de sa

  1. Mlle Blesseau était depuis longues années la gouvernante de Buffon.
  2. L’histoire du Cygne serait, à ce qu’il paraît, en grande partie de l’abbé Bexon. Mais Buffon revoyait le manuscrit de ses collaborateurs et y mettait, quoi qu’on eu ait dit, la touche du génie.