Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/533

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


11 avril 1786.

Ce mardy, cinq heures du matin. Nuit plus calme que les précédentes pendant laquelle j’ai rêvé trois vers que je veux ajouter aux deux premiers qui sont autour du portrait de mon adorable amie :


Fulget enim Necker, miseris auxilia et opes
Suppeditans, fulget tradens hospitia sana ;
Ægrotis, nec non captivis ostia pandens.


Mme Necker, qui était elle-même souffrante à ce moment, écrivait à Buffon pour le remercier de ses vers, et comme elle annonçait l’intention de lui faire visite, Buffon s’empressait de lui répondre :


Ce 13 avril 1786, au Jardin du Roy.

La nuit a été bonne et le rhume est fort diminué. J’aurois fort désiré que mon adorable amie m’eût dit un mot de sa santé. Je la supplie de ne pas se donner la peine de venir. Mes vers ne méritent pas un remerciement. Je viens de les faire copier et j’ai changé le dernier. J’en ai fait aussi quatre en français. Bons ou mauvais, les voici :

Ce visage angélique avec un beau corsage
Annoncent de Necker et l’âme et le génie.
De la divinité vive et fidèle image,
Tu sus aux malheureux rendre ou donner la vie.


Buffon, on le sait, n’aimait pas beaucoup la poésie. Selon lui (et ce jugement est peut-être plus profond qu’on ne pense) le plus bel éloge qu’on pût faire d’une pièce de vers était de dire : « C’est beau comme de la belle prose. » Mais il était lui-même trop connaisseur en belle prose pour se faire illusion sur le mérite de ses vers, et il ne faut voir, dans ceux que j’ai cités, qu’un monument curieux de son orgueil, de sa tendresse et de sa bonhomie.

Durant les heures que Buffon et Mme Necker passaient à converser ensemble soit en se promenant dans la longue allée d’arbres qui traversait le Jardin du roi, soit assis par les belles soirées d’été sur les fraîches terrasses de Saint-Ouen, il y avait un sujet que la nature élevée et méditative de leurs deux esprits ramenait souvent entre eux et sur lequel ils avaient quelque peine à s’entendre. Plus d’une discussion s’est engagée sur la question de savoir quelles étaient les véritables opinions religieuses de Buffon. On