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amie, n’êtes-vous pas au-dessus de moi, au-dessus de tout le monde par le calme que je vous ai vu conserver dans les momens du plus grand trouble ? Votre lettre de ce moment me paroitra toujours un monument divin de la plus haute fermeté d’âme[1]. Continués à communiquer à notre grand homme cette même tranquillité qui feroit son bonheur ; se souciant peu ou point du tout d’avoir plus de fortune, n’a-t-il pas assez de gloire ? et cependant il peut encore en acquérir tranquillement en mettant par écrit ses idées et ses vues ; il faut persuader à sa grande âme qu’il doit ce bienfait à la postérité. Mais, ma généreuse amie, à mesure que mon cœur s’échauffe, mes yeux se lassent et je ne puis continuer d’écrire, et je cesse sans cesser de vous adorer.


L’émotion que causaient à Buffon les cruelles souffrances nerveuses de Mme Necker lui arrachaient aussi des témoignages d’intérêt dont elle aurait probablement réprimé la trop vive expression chez tout autre que chez un vieillard de soixante-quatorze ans.


Depuis votre lettre du 20 août, ma très chère et tendre amie, j’ai perdu mon bonheur ; après les larmes qu’elle m’a fait répandre, je ne pouvois y répondre que par mes gémissemens sur les douleurs atroces que vous avez souffert, le cœur en presse et l’esprit, en écharpe. La stupeur succedoit aux sentimens trop vifs dont j’étois affecté ; je craignois (helas avec raison) le retour de ces cruels accès de nerfs, et quoique votre dernière lettre me rassure l’esprit mon cœur tremble toujours. — J’aurois voulu voler auprès de vous, et je serois en effet arrivé des le 12 de septembre si le ciel et la terre ne s’y étoient opposés… je suis désolé de ce surcroit de delay et d’absence forcée. Je vous le repète, chère amie que j’adore, je voudrois être auprès de vous, je le voudrois par ce double motif ; je suis fâché de vous entendre dire que vous abandonnés à la voracité du temps ou à son inconstance vos liaisons, vos goûts et vos penchans. Oh ! ma noble et trop vertueuse, trop courageuse amie, les affections profondes que vous êtes sure de luy dérober sont en effet le fonds de notre bien ; mais les goûts et les penchans en sont le revenu ; et le bonheur consiste à ne rien perdre de ce dont on a jouï. Et quelle personne au monde mérite plus que vous d’être parfaitement heureuse ? qui jamais eut plus de droit à la reconnoissance de touttes les âmes sensibles ? qui ne vous éleveroit pas des autels si tout le monde vous connoissoit comme moi ? Je me trompe ici par trop de sentiment, car vous en avés en effet des autels dans le cœur de tous les gens honetes, et le mien a de plus que les autres le désir ardent de vous voir jouir en paix et en santé de tout ce que vous avez acquis par vos

  1. M. Necker venait de quitter le ministère.