devoirs, qui sont pour le commun des hommes l’intérêt, le charme et la loi de la vie. Buffon vivait depuis cinq ans de cette existence solitaire lorsque, pendant l’un des séjours que ses fonctions d’intendant du Jardin du roi l’obligeaient de faire à Paris, il eut l’occasion de rencontrer Mme Necker. Ce fut Mme de Marchais qui ménagea la rencontre. « Je vous avoue, lui avait écrit Mme Necker, que j’ai la plus grande curiosité de connoître M. de Buffon, et que je serai enchantée de vous devoir ce plaisir entre mille autres. » Mme de Marchais devait probablement elle-même la connaissance de Buffon à son ami M. d’Angeviller, qui était, on s’en souvient, directeur des jardins et bâtimens royaux. Bien que celui-ci en eût assez mal usé avec Buffon en sollicitant à son insu et au détriment de son fils la survivance de sa charge, cependant Buffon n’avait pas rompu toute relation avec lui. Mme de Marchais put donc les réunir à souper tous les quatre, et de cette rencontre naquit une relation qui dura quatorze années et qui embellit d’un dernier rayon la vieillesse de Buffon, en même temps qu’elle fit goûter à Mme Necker tout ce qu’il y a de flatteur pour une femme dans l’hommage enthousiaste d’un grand génie. Buffon s’était épris en effet pour elle, en quelque sorte à première vue, d’une affection à la fois respectueuse et passionnée dont plus de quatre-vingts lettres attestent la constance et la vivacité croissante. On a pu dire en parlant de ces lettres de Buffon à Mme Necker, dont quelques-unes ont déjà été publiées par M. Nadault de Buffon, qu’elles révèlent chez celui qui les a écrites l’absence totale du sentiment du ridicule. À prendre en effet les choses par un certain côté, mais qui serait, je crois, un peu mesquin, on pourrait être tenté de sourire en lisant ces lettres, d’un ton constamment emphatique, où Buffon appelle tour à tour Mme Necker sa noble, sa grande, sa sublime, sa première amie, et où il épuise, pour exprimer son enthousiasme, toute la série des métaphores qu’il peut tirer des trois règnes de la nature. Mais si l’on veut bien ne pas s’arrêter à cette impression un peu superficielle, il est impossible de ne pas être touché en voyant un homme comme Buffon s’épancher en témoignages de tendresse et de reconnaissance vis-à-vis d’une femme plus jeune que lui de trente ans, comparer avec humilité la nature morale de Mme Necker avec la sienne, et dans ses relations avec elle oublier la distance que mettait entre eux ce noble génie dont il était si fier. Je choisirai, parmi les lettres de Buffon à Mme Necker qui n’ont point encore été publiées, quelques-unes de celles où ses sentimens se sont exprimés avec le plus de chaleur, et on ne laissera pas, je l’espère, que d’être ému par la profondeur et la vivacité de l’affection qui se révèle sous leur forme un peu solennelle.
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