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enfin retourner à Genève. Mme Necker s’était si bien habituée à jouir de la présence du meilleur ami de sa jeunesse que M. Necker, dans son affectueuse sollicitude pour une santé facile à ébranler, redouta pour elle l’émotion des adieux, et que, d’accord avec Moultou, il lui cacha le jour fixé pour le départ. Quand Mme Necker apprit la vérité, elle écrivit à Moultou une lettre où se peint toute l’amertume de ses regrets :


Je n’essayerai pas de vous peindre l’état où je me suis trouvée quand après avoir demandé plusieurs fois pourquoi vous ne veniez point, M, Necker a prononcé enfin que vous étiez parti. Je suis sortie immédiatement et je me suis livrée à toute l’amertume de ma douleur. Les idées les plus noires se sont présentées à mon cœur désolé, et des torrens de larmes ne pouvoient diminuer le poids qui me suffoquoit. Il est donc bien vrai, mon aimable ami, je vous ai revu après cette longue mort que les âmes indifférentes osent nommer l’absence ; je vous ai revu pour vous reperdre encore. Où êtes-vous ? Dans quel cœur puis-je à présent reposer les pensées qui m’agitent ? Ma société n’a plus d’attrait pour moi depuis qu’elle a perdu un si cher ornement. À présent, mon aimable ami, me voilà de nouveau seule dans ce désert que vous étiez venu peupler. Ah ! si quelque chose peut adoucir l’horreur de votre éloignement, c’est de vous sçavoir entouré d’une famille qui vous adore, de vous voir dans les bras d’une femme digne de vous par son caractère, par sa raison, par ses agrémens, par mille vertus, et surtout par cette sensibilité exquise que je n’ai jamais vue qu’à elle. Vous m’avez écrit une lettre comme vous-même j’ai cru vous entendre parler. Hélas ! que cette illusion a été courte ! On vous a laissé partir. Votre retour n’est plus qu’une espérance vague, car qui peut prévoir les événemens, à cet intervalle de temps et de lieu ? Mais réunis ou séparés, songez que jamais on ne rendit un hommage plus tendre, plus sensible, plus déchirant que dans ce moment-cy à toutes les qualités qui vous distinguent et que nous idolâtrons, M. Necker et moi. Il parle et sent avec moi quand je vous écris ; je ne crois pas que vous ayez au monde un ami plus tendre.


Lorsque M. Necker eut acheté Coppet en 1783 et lorsqu’il eut pris l’habitude d’y faire d’assez longs séjours, Mme Necker jouit beaucoup de ce rapprochement avec les amis de sa jeunesse, qu’elle retrouvait au bord du lac de Genève. Mais elle ne devait pas en jouir longtemps. Moultou, qui avait à peine quelques années de plus que Mme Necker, fut emporté en 1788 par une maladie aiguë, et on peut penser si ce coup fut vivement ressenti par elle : « L’état de mon âme, écrivait-elle au jeune Moultou, me fait sentir encore avec plus d’effroi ce que vous devez éprouver. Ah ! vous m’aviez dit qu’il