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cependant elle ne prenait pas aisément son parti de cette séparation habituelle da compagnon de sa jeunesse, et elle caressait avec ardeur le projet de l’attirer à Paris. Lorsque M. Necker, en arrivant au contrôle général, dut résigner les fonctions de ministre de la république de Genève à Paris, Mme Necker conçut à l’instant la pensée de lui faire donner Moultou pour successeur par le Magnifique Petit Conseil, et elle s’adressait à Moultou pour lui demander quels étaient les meilleurs moyens à employer. « Souvenez-vous, lui disait-elle, que c’est mon bonheur que je mets entre vos mains, que c’est pour moi pour qui vous traitez et que cette obligation sera une des plus grandes parmi toutes celles dont j’aime tant à me rappeler. » Mais soit que Moultou n’eût pas beaucoup secondé le zèle de Mme Necker, soit que sa qualité de fils d’un réfugié français ne lui conciliât pas la faveur de ces anciennes familles de l’aristocratie genevoise, qui, depuis Calvin, se partageaient un peu étroitement entre elles le pouvoir et les honneurs, la négociation échoua, et Mme Necker dut se rabattre sur l’espérance d’attirer au moins Moultou à Paris pour quelque temps. Il y avait onze ans qu’ils ne s’étaient vus lorsque Moultou lui annonça qu’il se rendait enfin à ses instances, et elle lui répondait sur-le-champ :


Est-il bien vrai, monsieur, vous viendrez auprès de nous ? Je pourrai montrer à l’ami de mon enfance combien tous les sentimens qu’il m’inspiroit alors se sont accrus dans mon cœur. Je vais recommencer à vivre. Tous les objets que j’observerai avec vous reprendront pour moi le piquant de la nouveauté. Votre appartement est tout prêt au contrôle général. Vous y logerez, vous et M. votre fils ; vous y serez libre ou esclave, car si vous le désirez je m’emparerai de votre volonté ; je vous mènerai partout ; je serai votre ombre aux spectacles, aux bibliothèques, en société, à la campagne. Je déterminerai l’emploi de toutes les heures de votre journée. Si cet esclavage ne vous plaît pas, vous entrerez, vous sortirez, vous verrez une société différente, vous dînerez ou vous souperez dehors sans m’en prévenir, et j’ignorerai que vous êtes chez moi, à moins qu’un sentiment confus du bonheur ne m’en avertisse quelquefois.


Ils sont rares et courts ces instans dans la vie où le bonheur est si complet et si doux que l’âme n’en est plus avertie que par un sentiment confus, et ce bonheur-là ne saurait être la récompense que d’une conscience pure et d’une vie sans reproche. Après un séjour de quelques mois à Paris durant lequel Moultou (s’il faut en croire les lettres adressées par Mme Necker à sa femme) obtint le plus grand succès dans la meilleure compagnie et « enchanta tout le monde par son esprit, ses lumières et sa politesse, » il dut