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s’est révolté contre tous les efforts que j’ai faits pour détruire ce sentiment blâmable ; pardonnez-moi, je vous conjure, mais je ne me pardonnerai jamais.


Le mariage de Mme Necker ne devait rien changer ni au fond, ni à l’expression d’une relation si tendre. « Un sentiment, lui écrivait-elle, loin d’en détruire un autre, ne fait que le ranimer. » Aussi continua-t-elle toujours de s’adresser à lui avec le même abandon ; c’était surtout dans ses momens de tristesse qu’elle le prenait pour confident, soit qu’elle sentît son âme ployer sous le fardeau de la vie qui est parfois si lourd, même pour les heureux, soit que l’état incertain de sa santé offrit à son imagination de sombres perspectives :


Mon cher Moultou me justifie au fond de son cœur ; c’est à lui que j’en appelle. Il doit scavoir que rien ne peut l’effacer de mon souvenir et que la mort même, en changeant la nature de mon être, ne pourra jamais rien sur celle de mes sentimens. Car si en perdant la vie nous devons acquérir un nouveau degré de perfection, un attachement fondé sur la reconnoissance, sur l’admiration, sur toutes les vertus doit prendre encore de nouvelles forces. Depuis un mois ma grossesse est devenue insupportable et j’en attens le terme avec impatience, dut-il être celui de ma vie. Il l’est quelquefois, mon cher ami, et cette réflexion me fait prendre la plume malgré la douleur qui me poursuit ; je n’ai pu attendre une époque toujours dangereuse sans vous répéter ici avec cette candeur qui ne m’a point abandonnée, que mon âme est tout entière dans vos mains ; que le charme de votre caractère bien plus encore que la sublimité de votre génie m’ont attachée à vous pour jamais. Assurez votre chère et délicieuse femme que le souvenir de ses bontés est gravé dans ma mémoire d’une manière ineffaçable qui ne se réveille jamais sans faire couler mes larmes. Si je meurs, regrettez-moi quelques fois, l’un et l’autre, comme la plus tendre de vos amies, et si Dieu me conserve la vie, pensez quelques fois que votre affection me la rend précieuse. Adieu, mon cher ami, je n’ai pas la force de continuer. Je serai longtemps sans vous écrire ; je ne serai pas un moment sans vous aimer.


Cette lettre causait à Moultou une vive émotion, et il s’empressait, pour dissiper la tristesse de son amie, de lui rappeler tout ce qui devait la rendre heureuse. « Tronchin m’écrit, lui disait-il, que votre mari vous adore. Cela est nécessaire : qui vous connoît doit plus que vous aimer. Qui vit avec vous ne doit vivre que pour vous. » Mais ce n’était pas fréquemment qu’il répondait avec autant