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Cette restauration de l’élément instinctif dans la doctrine de Condillac est un fait de la plus haute importance : c’est une sorte de retour à l’innéité, car il n’y a pas proportion ici entre la cause et l’effet, entre une sensation vague et obscure et un mouvement approprié. On pourrait pousser plus loin la question et se demander s’il n’y a pas là une véritable spontanéité, si la sensation ne serait pas seulement la cause occasionnelle et excitatrice, au lieu d’être la cause totale du mouvement, et enfin même, si le mouvement, au lieu d’être déterminé par la sensation, n’en serait pas seulement suivi ou accompagné; enfin si ces deux phénomènes ne seraient pas deux signes corrélatifs, mais indépendans de l’activité vitale. Telle serait la doctrine que pourraient autoriser les principes de Cabanis ; mais celui-ci, toujours fidèle au fond, même en la combattant, à la doctrine de Condillac, persiste à voir dans la sensibilité l’antécédent nécessaire du mouvement.

Mais qu’entend-il par sensibilité? Nous voyons paraître ici une doctrine très chère aux physiologistes contemporains et aux derniers philosophes allemands : c’est la doctrine d’une sensibilité non sentie, ou, comme nous dirions aujourd’hui, « inconsciente.» Plusieurs philosophes et surtout plusieurs physiologistes, dit Cabanis, ne reconnaissent de sensibilité que là où se manifeste nettement la conscience des impressions : cette conscience est à leurs yeux le caractère exclusif et distinctif de la sensibilité. « Cependant, ajoute-t-il, rien n’est plus contraire aux faits physiologiques bien appréciés. » A l’appui de cette thèse, Cabanis cite les faits suivans : la possibilité d’exciter encore les nerfs et les muscles après leur séparation d’avec le centre nerveux, soit par la ligature, soit par l’amputation, soit par la mort; l’action continue et incontestable de la circulation, de la digestion, de l’absorption sur notre humeur, nos idées et nos affections. Ne serait-ce pas là, dira-t-on, une question de mots? Ce que vous appelez ici sensibilité ne serait-il pas simplement ce que d’autres appellent excitabilité, irritabilité? « Non, répond Cabanis, et voici la différence. L’irritabilité est la faculté de contraction qui paraît inhérente à la fibre musculaire[1]. Mais dans les mouvemens organiques coordonnés; il y a plus que cela » Or, il en est plusieurs de ce genre qui sont déterminés par des impressions dont l’individu n’a nullement conscience, et qui le plus souvent se dérobent eux-mêmes à son observation ; et cependant,

  1. Ici Cabanis confond l’irritabilité avec la contractilité, qui est une propriété particulière au système musculaire. Mais nous ne voyons pas pourquoi on ne donnerait pas le nom d’irritabilité à la faculté, soit générale, soit locale, de réagir contre les impressions externes, et pourquoi on ne réserverait pas le nom de sensibilité à la faculté de jouir et de souffrir avec conscience; car autrement, comment appellera-t-on cette dernière faculté?