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peine que de l’une à l’autre de ses trois manières, c’est sa technique, proprement et peut-être uniquement, que Raphaël a modifiée.

Et remarquez bien que, s’il n’en était pas ainsi, — si la beauté d’une œuvre d’art ne dépendait pas essentiellement de la technique, — si la différence de la technique ne creusait pas un abîme entre les différentes formes de l’art, — si tout ce qui se peint pouvait s’écrire, si tout ce qui s’écrit pouvait se sculpter, si tout ce que l’on sculpte pouvait se mettre en musique — il n’y aurait plus alors ni musique, ni sculpture, ni peinture, ni poésie, mais il ne subsisterait qu’une forme unique de l’art, indivise, confuse, et, si l’on me permet cette apparente contradiction dans les termes, véritablement amorphe.

Ces lois particulières, dont la connaissance et les applications, en leur lieu, font le prix de toute critique digne de ce nom, parce que seules, en effet, elles ramènent la critique du ciel, pour ainsi dire, sur la terre, et des hauteurs où s’élaborent les généralités de l’esthétique abstraite sur ce terrain plus solide où les œuvres d’art sont examinées, étudiées, jugées en elles-mêmes; sur leurs qualités intrinsèques et non plus dans leurs rapports avec cette beauté prétendue faussement idéale, « qui serait comme l’eau pure et qui n’aurait point de saveur particulière; » caractérisées par les mots qui leur conviennent et non plus par ces expressions indéterminées, vagues et flottantes qui servent à louer à peu près indifféremment, du même accent d’admiration banale, une toile de Raphaël, une tragédie de Racine, un opéra de Mozart; — Diderot les connaît-il? On peut répondre hardiment que non. Il sent bien que son éducation critique est incomplète et que, de n’avoir pas manié l’ébauchoir comme de n’avoir pas eu, selon son expression, « le pouce passé quelque temps dans la palette, » il lui manque quelque chose. Il en laisse échapper plus d’une fois l’aveu, chemin faisant. Il vient, sur je ne sais plus quel tableau de prononcer un jugement sévère, et il ajoute : « Avec cela, je ne serais pas étonné qu’un peintre me dît : Le bel éloge que je ferais de ce tableau, de toutes les beautés qui y sont et que vous n’y voyez pas ! » Il dit ailleurs, en parlant de Chardin, et c’est un pas encore vers la vérité vraie : « Si le sublime du technique n’y était pas, son idéal serait misérable ! » Le sublime du technique ! C’était placer Chardin bien haut, peut-être! Diderot ne connaissait ni les italiens ni les hollandais. Par malheur, ce ne sout là que des éclairs. En aucun sujet que ce soit, Diderot n’e-t homme à faire feu qui dure. Et s’il sent qu’il lui manque quelque chose, il ne le sent décidément que d’une manière théorique, en vertu de ce commun proverbe, que pour être forgeron il ne saurait nuire d’avoir un peu forgé. Il n’a pas sur ce quelque chose de notion précise et certaine. Il s’aviserait de le vouloir acquérir qu’il ne saurait même pas dans quelle direction il faudrait le chercher. Je n’en demanderai d’autre preuve que ce qu’il écrit un jour à propos d’une toile de La Grenée, qu’il malmène assez