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si crues, dont il n’est pas jusqu’à trois que l’on ose répéter en bon lieu, telle historiette du jeune président de Brosses, ou telle joyeuseté de la vieille Mme de Sabran. Diderot, comme il le déclare lui-même « ne balance jamais à préférer l’expression la plus cynique, qui est toujours la plus simple. » De là ces comparaisons ordurières et ces façons ignobles d’écrire qui lui viennent si naturellement sous la plume. Et vraiment il excipe ici d’un bien singulier bénéfice. Comme on ne peut pas le citer, il en résulte qu’on ne peut caractériser ce qu’il y a de grossier en lui que par des expressions générales, et comme d’ailleurs il les faut très fortes, on a presque toujours l’air, non pas tant de le juger sur pièces et sur preuves que de l’injurier sans cause. Rappellerai-je maintenant ces digressions infinies, tantôt une dissertation sur l’agriculture et tantôt une biographie de l’abbé du Gua de Malves? et des bouquets à Sophie, cette Sophie qui ne connaissait pas son bonheur de « serrer entre ses bras un homme de bien; » et des récriminations à l’adresse de Mme Diderot, cette pauvre Nanette qu’il n’avait épousée que « pour coucher avec, » toutes choses, comme on imagine, des plus intéressantes pour les abonnés de la Correspondance de Grimm, pour la reine de Suède ou pour le roi de Prusse; et des exclamations, et des invectives, et des apostrophes, et des prosopopées, toutes les figures de la pire des rhétoriques au service, pour le plus souvent, de la pire des doctrines, enfin par-dessous tout cela, par-dessous toutes ses grandes affectations de naturel et de bonhomie, le plus insolent étalage de sa propre personne, une expansion, une dilatation, un épanouissement de soi dont Jean-Jacques lui-même est bien loin: — tels sont, à la première lecture, ces Salons tant vantés; et telle est, à la prendre en gros, l’œuvre immortelle du Platon des encyclopédistes.

Est-il vrai toutefois qu’il y ait, comme on l’enseigne, de l’or dans ce fumier? dans ce fatras, des pages qui méritent de vivre? des principes dignes d’être médités, dans ce capharnaüm de toutes les thèses, de toutes les antithèses, et de toutes les synthèses?

Pour des pages qui méritent de vivre, oui, certainement oui. J’en sais de bonnes, j’en sais de belles, et quelque étrange que soit le mot quand on l’écrit d’un tel auteur, j’en sais plusieurs d’exquises. Si loin qu’il soit de la perfection, sans doute, et presque toujours hors d’une juste mesure, Diderot n’en est pas moins, par instans, l’un de nos grands écrivains. Et dans ses Salons, comme ailleurs, — peut-être même plus nombreuses et plus voisines de la perfection que nulle part ailleurs, — il a laissé des pages qui dureront, je le crois parce que je le souhaite, autant que la langue française.

Mais pour des principes dignes d’être médités, retenus et suivis, il faut distinguer, et c’est selon qu’on l’entend. — Qu’il y ait dans les Salons, même sur les choses de l’art, nombre d’idées justes et