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de jasmin? Et en supposant, comme le demandait Destutt de Tracy, que cette notion du dehors ne vînt que du mouvement empêché[1], n’est-ce pas encore une abstraction arbitraire de séparer l’usage des sens de la faculté du mouvement?

Non-seulement les sens externes sont inséparables et se modifient plus ou moins les uns les autres; mais, ce qui est plus important encore, ils subissent l’influence des organes internes et de la vie végétative. Ainsi les rapports du goût et de l’odorat avec l’état du canal intestinal ne sont ignorés de personne. Certaines maladies du système nerveux et même de l’estomac et du diaphragme modifient le sens de l’ouïe. La vue également peut être altérée par des désordres intestinaux, et la marche de la circulation en général peut activer ou émousser les sensations. Les sens ne sont donc pas indépendans du reste de l’organisme et en particulier du système nerveux et enfin, avant tout, du système cérébral.

L’erreur fondamentale de Condillac, suivant Cabanis, est donc de n’avoir connu et étudié que les sensations externes; c’est d’avoir cru qu’il suffit de combiner ces sensations tout adventices, pour en former des pensées. Il n’a pas vu une autre source plus profonde, plus intime, permanente et continue, qui exerce une influence invisible mais invincible sur la formation de nos idées en influant en même temps sur nos humeurs et notre caractère: c’est la sensibilité organique, celle qui est mêlée à tout le corps, attachée aux viscères, aux sécrétions, en un mot à la source de la vitalité elle-même.

Sans doute, il n’y a pas lieu d’espérer que l’on puisse analyser, décomposer, classer ces impressions internes comme Condillac l’a fait pour les impressions externes : car chaque sens extérieur a ses sensations propres, tandis que nous ne savons pas quelles sont les impressions particulières attachées aux organes de la nutrition, par exemple au foie, à la rate, à l’estomac; et cela nous serait d’autant plus difficile que nous n’avons guère, hors le cas de maladie, qu’une conscience très confuse de ces impressions ou même, pour la plupart du temps, nulle conscience. Mais ce qui nous autorise à supposer que ces impressions exercent à l’origine une certaine action sur les centres cérébraux, c’est que même dans l’état actuel nous voyons les organes internes, suivant leurs diverses dispositions, exercer

  1. Cabanis a modifié ou paru modifier son opinion sur l’extériorité, après la lecture des mémoires de Tracy, à l’Institut, sur la Faculté de penser. Celui-ci démontrait (ch. I) que « ce n’est pas au sens du toucher que nous devons la connaissance du corps. » (Mémoires de l’Institut national, sciences morales et politiques, t. I, p. 291; thermidor an VI.) Cabanis, dans son mémoire intitulé Histoire physiologique des sensations, § V, a substitué sur ce point dans l’ouvrage imprimé une phrase nouvelle à celle du mémoire primitif. (Voir les Mémoires de l’Institut, t. I, p. 124.)