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chez un médecin, l’ouvrage en son ensemble peut être utilisé et même accepté par toutes les philosophies. Nous essaierons de faire voir que le fond de la philosophie de Cabanis, même dans les Rapports du physique et du moral, est une philosophie originale et neuve, et qu’elle doit être considérée surtout comme une réforme de la philosophie de Condillac. Déjà Destutt de Tracy avait commencé cette réforme, mais il s’était borné à un seul point ; Cabanis a creusé jusqu’aux fondemens du condillacisme et a fait voir que par dessous ces fondemens il y en a d’autres que Condillac n’avait pas aperçus. Peut-être n’a-t-on pas assez remarqué cette critique de Condillac qui, à la vérité, est disséminée dans différentes parties du livre et n’est nulle part condensée en un tout. Essayons de reconstruire cette polémique, sans y rien ajouter et en déplaçant seulement l’ordre des idées.

Cabanis, comme tous les philosophes français du XVIIIe siècle, considère l’entreprise de Condillac comme une œuvre de génie qui devait établir la philosophie sur des fondements inébranlables : « Ce fut, dit-il. une entreprise digne de la philosophie du XVIIIe siècle de décomposer l’esprit humain et d’en ramener les opérations à un petit nombre de chefs élémentaires ; ce fut un véritable trait de génie de considérer séparément chacune des sources extérieures de nos Idées ou de prendre chaque sens l’un après l’autre ; de chercher à déterminer ce que des impressions simples ou multiples, analogues ou dissemblables, doivent produire sur l’organe pensant ; enfin de voir comment les perceptions comparées et combinées engendrent les jugemens et les désirs. »

Mais tout en admirant l’entreprise de Condillac, Cabanis la déclare à la fois insuffisante et artificielle. Condillac et Ch. Bonnet (de Genève) avaient eu tous deux en même temps l’idée de se représenter l’homme comme une statue animée dont on ouvre successivement tous les sens pour en étudier les impressions et en même temps les idées qui naissent de chacun d’eux. Cabanis fait sentir combien ce procédé, si l’on y voit autre chose qu’un procédé d’étude,est en soi faux et superficiel : « Rien ne ressemble moins à la réalité, dit-il, que ces statues qu’on suppose douées tout à coup de la faculté d’éprouver distinctement les impressions attribuées à chaque sens en particulier. » Comme médecin et philosophe, il s’étonne que ces opérations puissent s’exécuter « sans que les organes se soient développés par degrés et aient acquis cette espèce d’instruction progressive qui les met en état d’accomplir leurs fonctions propres et d’associer leur efforts en les dirigeant vers le but commun. » Il est impossible dans la réalité de séparer les sens les uns des autres et de les priver de toute action vitale : « Rien ne ressemble moins encore à la manière dont les sensations se perçoivent, dont les idées et les