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UN POÈTE LYRIQUE ESPAGNOL.

l’image symbolique de l’incessante aspiration de l’homme vers l’infini. Cette forêt en effet, c’est celle dont Dante a parlé au commencement de son divin livre, et par laquelle chacun des mortels est tenu de passer ; c’est l’endroit, le moment mystique où, arrivé sur la seconde pente de la vie, il voit les illusions et les espérances s’échapper de son cœur, comme les feuilles sèches emportées par le vent d’automne. Perdu lui-même au milieu des ramures et des ténèbres, notre poète se lamente et désespère de pouvoir jamais retrouver sa route, quand par hasard, il aperçoit la grande figure du maître italien, qui, prenant pitié de ses peines, s’engage à lui rendre le service qu’il reçut autrefois lui-même de l’ombre de Virgile. À la voix de son guide, le poète se remet en route, mais alors les broussailles s’écartent et le terrain s’aplanit. Tout en marchant, Dante, songeur, laisse échapper le nom de Béatrice, et, curieux de sonder les mystères de cette grande âme, son compagnon lui demande comment il a pu dans son cœur unir les excellences du divin amour aux misères de l’amour humain. Dante consent à parler et, s’asseyant un moment, raconte en un langage inspiré l’histoire de son immortelle passion.


C’était aux jours joyeux et sereins — de mon beau printemps si court, — aux jours où je ne connaissais ni la méchanceté ni le mensonge.

Ce fat alors que Béatrice, innocente enfant, — elle aussi, sortie d’une noble famille, — soumit mon cœur pour la première fois.

Quelle force supérieure, inconnue, — put nous unir d’un lien si étroit — à la chaste aurore de la vie ?

L’enfance protégeait notre cœur, — comme le mur protège la ville — contre l’ignoble envahisseur aux aguets.

Notre mutuelle ignorance était une citadelle — inexpugnable, mystérieuse et sainte, — fermée à toute pensée impure.

Comment pûmes-nous céder à l’attrait — d’une passion ignorée de cet âge, — et comment grandit-elle ainsi dans nos âmes ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette douce affection d’enfance — enferma mon bonheur, comme le virginal — bouton de la fleur enferme son parfum.

Même je crois, et mon esprit — s’attache — à cette agréable illusion, que nous étions descendus du ciel en nous aimant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aujourd’hui que ma vue immatérielle s’est étendue — en pleine lumière, du haut de la cime élevée — où j’arrivai après ma dernière défaillance,