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UN POÈTE LYRIQUE ESPAGNOL.

les plus doux aux explosions les plus violentes, le poète suit dans ses défaillances et ses relèveinens cette triste victime de la vie. Il nous la montre dévorée de désirs et désespérée de son impuissance, s’en prenant au ciel de tant de misères, et la grande voix de la poésie prête à ces plaintes douloureuses une sublime expression. Qu’on nous permette de citer tout au long la grande et terrible scène qui fait le thème du Raymond Lulle.

Esprit chercheur et audacieux, Raymond Lulle est ce savant du xiiie siècle qui écrivit, dit la légende, près de quatre mille volumes de science et de théologie, et qui conçut l’idée de convertir les peuples musulmans par la persuasion. Dans le poème il nous apparaît déjà vieux, et, réveillant ses souvenirs, raconte en des termes aussi élevés que touchans l’étrange aventure de sa jeunesse. Raymond aimait de la passion la plus vive une noble et belle demoiselle, Blanche de Castelo, mais jamais la jeune fille n’avait ouvert les lèvres pour encourager son amour. Or, un jour d’avril, comme il la suivait à cheval par les rues de Palma, pris d’un désir furieux, se rappelant les dédains qu’il a dû subir, il veut à tout prix satisfaire sa passion : il s’élance sur la jeune fille et va la saisir. En vain se réfugie-t-elle éperdue entre les murs d’une vieille église ; excitant son cheval, le ravisseur franchit effrontément la porte du temple et pénètre jusque dans la nef ; mais déjà de sourdes rumeurs s’élèvent au sein de la foule ; il tourne bride et se retire. De retour dans la maison paternelle, Raymond est en proie toute la nuit à une sorte de délire où les visions voluptueuses se mêlent aux horreurs du tombeau. Cependant, au matin, il écrit à Blanche, implorant son pardon, et Blanche, en réponse, lui assigne pour le soir même un mystérieux rendez-vous. Ici nous laisserons la parole au poète.


Altier, le manteau relevé jusqu’aux yeux — et la main sur le pommeau de mon épée, — palpitant d’amour, j’arrivai à la grille de la fenêtre.

Tu attendais là, triste, silencieuse, — immobile, comme une statue mystérieuse — se relevant sur sa couche de pierre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’arrivai à ta porte, la clé grinça, — la porte s’ouvrit et j’entrai. Ce qui se passa au dedans de moi — en ce moment-là, qui pourrait le dire ?

L’explosion subite de ma joie — fut si vive que, surpris et confus, — j’arrêtai mes pas pour reprendre haleine.

Avec quel plaisir mon cœur abusé — vit alors disparaître la distance — que tes rigueurs avaient mise entre nous !