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La vérité est que Saint-Simon se servait du vieux langage dont le XVIIIe siècle avait perdu l’habitude. Un contemporain disait d’un mémoire anonyme qui lui était attribué, non sans raison : « Il est inutile que M. le duc de Saint-Simon le désavoue : son style laconique, sec, dur, bouillant, inconsidéré, lui ressemble trop pour qu’on puisse s’y méprendre ; il ne peut être imité par personne[1]. » Son style comme son esprit étaient de cent années en arrière. Ni son caractère, ni sa conduite, ni ses mœurs n’étaient de son temps. Il méprisait son siècle, qu’il appelait : « cette horrible lie des temps, » et ses contemporains, sans lui rendre ses dédains, le laissaient passer avec surprise comme un représentant attardé d’un autre âge. Le livre dont nous venons d’extraire plus d’une page explique les sentimens de l’homme. Il avait vécu, en écrivant ses Mémoires, de la vie agitée de la régence, il était remonté jusqu’à sa jeunesse et aux heures écoulées au palais de Versailles ; ce retour sur le passé ne lui avait pas suffi : il voulait aller plus loin en arrière, dépasser la limite de ses souvenirs personnels, remonter le cours de l’autre siècle dont il n’avait vu que le déclin, prendre pour guide son vieux père, dont il regrettait si douloureusement que la mort ne lui eût pas permis d’apprendre davantage. L’horizon s’ouvrait devant lui. C’est alors qu’il voyait Louis XIV dans l’éclat de sa jeunesse, Louis XIII se dissimulant derrière Richelieu, Henri IV prodiguant l’esprit pour séduire autour de lui tout ce qui pouvait servir à sa politique ou à ses passions. Il était heureux de ressusciter tous ces morts d’une génération disparue, de rendre à ces figures éteintes la couleur et le mouvement et de s’ériger en juge de leurs actions. Respirant et se mouvant à l’aise dans le passé, Saint-Simon se sentait dans son élément véritable. Les agitations de la politique ne lui avaient apporté à leur suite que des déceptions. Sa vanité blessée jouissait d’une étude qui le faisait le maître et le censeur des rois. Du même coup il rendait hommage à la vérité, en s’inclinant devant Henri IV, à son père, en admirant Louis XIII, à lui-même en faisant descendre Louis XIV du piédestal où l’avait porté l’excès des louanges.

L’heure n’est pas encore venue de prétendre juger ce que les découvertes nouvelles faites aux Archives des affaires étrangères ajouteront à la renommée de l’auteur des Mémoires. Le Parallèle ne le fera certes pas déchoir. Ce que nous avons entrevu des volumes consacrés aux duchés-pairies et aux grandes charges de la couronne nous donne la même espérance. Comme le disait un des admirateurs de Saint-Simon, tout y fourmille de vie. Ni une page,

  1. Chéruel, Saint-Simon, etc., p. 129.