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lui, possède à sa portée d’autres consolations, d’autres ressources que l’éducation. Dût cet objet occuper un instant sa pensée, il est peu probable qu’il s’y arrête. Je compte bien, au contraire, qu’à l’étranger les lecteurs de journaux trouveront la chose plaisante et s’égaieront à la pensée que quelqu’un en Allemagne a pu attendre de si grandes choses de l’éducation... Et pourtant l’éducation seule peut nous sauver de la décadence... Serait-il vrai que nous ressemblons à l’homme dont le corps étendu et raidi présente l’apparence de la mort? Il y a longtemps qu’on nous le dit en face, qu’on nous le répète sur tous les tons. C’est bien à peu près là ce qu’on pense de nous. Vous l’avez entendu et vous en avez été indignés. Prouvez donc à ceux qui parlent ainsi qu’ils se trompent, montrez à tout l’univers que vous n’êtes pas ce qu’ils disent, et l’univers entier saura qu’ils ont menti. »

En résumé, l’essentiel de nos réformes scolaires, surtout pour une démocratie comme la nôtre, c’est de développer l’esprit philosophique, qui favorise à la fois l’essor de l’art, des sciences, de la morale et de la politique. L’éducation pseudo-classique est une eau dormante, et toute eau dormante se corrompt; la source vive et vivifiante, pour la littérature comme pour la science, c’est la philosophie. Il n’y a point eu de grand mouvement littéraire ou scientifique, ni au XVIIe siècle, ni au XVIIIe ni dans la première moitié du XIXe, sans un grand mouvement philosophique. C’est aux hautes généralisations des philosophes que la science moderne doit une large part de ses plus belles découvertes spéculatives, et c’est à la spéculation désintéressée que la pratique même doit ses progrès. Descartes, Pascal, Leibniz, Lamarck, Goethe, Geoffroy Saint-Hilaire eussent-ils aperçu des rapports nouveaux entre les objets s’ils se fussent parqués dès leur jeunesse, comme le font trop souvent nos polytechniciens et les élèves de nos écoles, dans des études particulières et exclusives au lieu de fréquenter cette région des principes d’où le regard embrasse, à mesure qu’on monte, un plus vaste horizon? L’esprit positif, comme le sens de l’art, saisit assurément le solide, mais il ne saisit qu’un objet à la fois; l’esprit philosophique, semblable au sens de la vue, aperçoit de loin et de haut, et découvre dans l’ensemble les rapports des parties; une intelligence complète comme celle des Aristote, des Descartes, des Leibniz, doit joindre à l’observation des faits l’amour des idées, et il n’y a point d’instruction complète pour la jeunesse sans ces deux élémens. Aussi le besoin de traduire toute chose en idée, de raisonner toutes ses croyances et tous ses actes, de remonter aux principes de toutes les connaissances et aux fins morales ou sociales de toutes les actions, loin d’être transitoire et propre à l’enfance de l’humanité,