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De là la nécessité d’une réforme qui étende, complète et généralise les études philosophiques, esthétiques, morales et sociales, pour les mettre en harmonie avec ces trois termes essentiels de la question : le mouvement scientifique contemporain, le mouvement philosophique, enfin le mouvement politique. Si l’essor rapide et le morcellement indéfini des sciences réclame, comme nous l’avons vu, l’introduction d’un esprit plus philosophique dans la science même, il exige aussi, d’autre part, un esprit plus scientifique dans la philosophie : celle-ci, encore trop scolastique et trop verbale, doit être de plus en plus nourrie de faits et d’idées, de plus en plus ramenée des abstractions à la réalité vivante. Au reste, le mouvement philosophique contemporain demande lui-même cette réforme qui mettra l’enseignement en harmonie avec sa propre direction. On oublie trop que la philosophie, accusée d’immobilité par ceux qui l’ignorent, a fait et fait encore chaque jour de grands progrès, non-seulement en Angleterre et en Allemagne, mais encore en France. Un ami et un admirateur de Victor Cousin, M. E. Bersot, reconnaissait et écrivait dernièrement « qu’un mouvement philosophique très intense est né chez nous dans ces dernières années, » qu’il a produit déjà « beaucoup d’œuvres remarquables, » enfin que « la philosophie actuelle est émancipée de la philosophie précédente. » L’empire, avec l’antipathie propre à tous les gouvernemens autoritaires contre les « idéologues, » avait supprimé l’agrégation de philosophie et changé les dernières classes des lycées en simples classes de logique; sa chute a immédiatement précipité le réveil de la philosophie, qui s’annonçait déjà dans les dernières années du règne. Aux thèses de doctorat presque toutes purement historiques, dont Victor Cousin avait encouragé trop exclusivement la production, on a vu succéder depuis une dizaine d’années toute une série de thèses volumineuses sur les plus importans problèmes de la philosophie. Si l’on compare les travaux de toute sorte sur la philosophie, — livres, thèses, mémoires, articles, — qui paraissent en France, avec les publications du même genre que produisent l’Angleterre et l’Allemagne, on reconnaîtra que la comparaison n’a rien d’humiliant pour notre pays. L’Allemagne en particulier, malgré l’abondance de ses productions, n’en est plus à ses beaux jours : ce ne sont pas les paradoxes à scandale et les apocalypses métaphysiques de M. de Hartmann qui lui rendront la prééminence. L’Angleterre, bien supérieure, a M. Herbert Spencer et, fort au-dessous de lui, M. Bain, mais, après eux, les esprits élevés et originaux sont assez rares. De plus, en France, la philosophie fait partie intégrante de la culture générale, au lieu d’être une sorte de spécialité, comme