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unique? » — se demandait un jour Martin Luther. Si nous nous posons la même question au sujet de Pierre le Grand, la réponse sera qu’il croyait agir dans la plénitude de son droit. La plupart de ses contemporains en Russie et ailleurs ne songèrent pas à discuter ce droit. Pour ces consciences scolastiques, le tsar était dans le cas de David châtiant son fils Absalom, et l’on sait qu’alors un exemple tiré de la Bible était la plus sûre base d’une jurisprudence. On le vit bien par la déclaration du clergé que nous avons résumée plus haut. La meilleure preuve de la bonne foi du tsar est dans le soin qu’il prit de faire publier et traduire les actes du procès pour les soumettre au jugement de l’Europe. Là où nos mœurs adoucies verraient un imprudent victime d’un crime monstrueux, la Russie d’alors vit un criminel d’état justiciable du pouvoir paternel et régalien. Ah! n’écrivons pas l’histoire de ce point de vue enfantin, que la conscience humaine est un terrain immuable, aux aspects éternellement uniformes; elle n’a pas échappé plus que le reste des choses au travail incessant des siècles ; faute de comprendre cette vérité, tout nous sera mystère et scandale dans les annales du passé, et nous n’apercevrons pas cette loi radieuse du progrès qui élève sans cesse vers plus de justice la conscience affinée de l’humanité.

Déjà un contemporain qui était un précurseur, l’auteur parfois si sagace de l’Histoire de Pierre le Grand, a dit le peu qu’il savait de cet épisode et s’est trouvé embarrassé de conclure : — « Il paraît qu’il résulte de tout ce que j’ai rapporté que Pierre fut plus roi que père, qu’il sacrifia son propre fils aux intérêts d’un fondateur et d’un législateur, et à ceux de sa nation, qui retombait dans l’état dont il l’avait tirée sans cette sévérité malheureuse... Il prévoyait ce qui arriverait à ses fondations et à sa nation si l’on suivait après lui ses vues. Toutes ses entreprises ont été perfectionnées selon ses prédictions ; sa nation est devenue célèbre et respectée dans l’Europe, dont elle était auparavant séparée; et si Alexis eût régné tout aurait été détruit. Enfin, quand on considère cette catastrophe, les cœurs sensibles frémissent et les sévères approuvent. » — Ainsi pensait Voltaire. Un siècle a passé et le dernier mot ne nous serait plus supportable : nous ne saurions « approuver, » mais nous pouvons comprendre. Les temps ne semblent-ils pas venir où, dans la plupart des rapports humains, les sages diront de plus en plus : comprendre, et de moins en moins : juger.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.