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Roumiantzof sa part d’un crime et les secrets du maître, à cette époque de terreur où, comme on a pu voir, chacun pesait la moindre parole et n’écrivait qu’à mots couverts. Enfin toute la rédaction de cette pièce a quelque chose d’apprêté, de peu sincère, la saveur d’un roman composé après coup, peut-être par quelque ennemi de Roumiantzof.

Les contemporains n’ont pas voulu croire à l’apoplexie officielle; mais ils ne nous ont laissé aucun témoignage assez probant pour que nous puissions reconstituer la scène tragique soupçonnée par eux et nommer le bourreau. Pierre, accusé par la voix populaire de s’être fait justice de sa main, était absent à l’heure suprême, d’après tous les récits. Peut-être, entre tant d’hypothèses, faut-il admettre la plus simple, celle dont se contente M. Oustrialof : la question, les tortures avaient brisé ce corps débile, anémié dans ces derniers mois par l’ivresse continue avec laquelle le tsarévitch trompait ses angoisses; l’épouvante du jugement, le désespoir l’avaient achevé, il a suffi durant la dernière épreuve de la main trop lourde d’un aide pour délivrer sans le vouloir l’âme retenue par de si frêles liens.

Au surplus, ce sont là recherches d’érudit et curiosités de chroniqueur. Les sourdes casemates de Saint-Pierre-et-Saint-Paul peuvent garder éternellement leur secret. Si mal édifiée qu’elle soit sur le fait matériel, l’histoire est assez instruite pour se prononcer dans ce grave procès. Nous avons vu naître, grandir et s’exaspérer la lutte entre le père et le fils; nous savons qu’à un moment donné, le père a décidé la mort du fils ; il a institué de longues et minutieuses enquêtes pour assembler les élémens d’une condamnation; il a formé le tribunal de ses créatures et provoqué une sentence capitale, il a poursuivi jusqu’à la dernière heure les périlleuses expériences de la question; que ce soit l’acte violent d’une minute, le lent martyre prolongé durant des semaines ou une apoplexie par effroi qui aient mis fin aux jours d’Alexis, le résultat est le même, même est la responsabilité : l’histoire a le droit de prononcer que Pierre a voulu, préparé et procuré la mort de son fils.

En lisant ces lignes, conclusion de ce long et triste récit, chacun jugera Pierre le Grand avec les idées qu’il s’est faites sur la raison d’état. Aux cœurs ardens à s’indigner nous rappellerons seulement l’axiome de notre ancien droit public, que chacun doit être jugé par ses pairs. Les personnages historiques peuvent en réclamer le bénéfice; et le jugement des pairs, pour eux, c’est le jugement rendu en se plaçant au point de vue des mœurs, des idées, des consciences contemporaines. À ce point de vue, le souverain absolu de la Russie de 1718 peut partager les juges. — « Quels durent être les sentimens d’Abraham lorsqu’il consentit à sacrifier son fils