Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/333

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était fort souffrant. » Les deux femmes avaient passé la soirée, de cinq à huit heures, chez Béer, l’apothicaire de la forteresse, sans rien remarquer d’extraordinaire. Quand la sage-femme vint le 29 chez l’épouse du ministre de Hollande, à qui elle donnait ses soins, elle y entendit parler de la mort du tsarévitch et dit : « Je le savais malade depuis jeudi. »

En regard des hypothèses et des allégations vagues de la colonie étrangère de Pétersbourg, nous devons maintenant placer deux récits très circonstanciés, très affirmatifs, dus tous deux à des témoins se disant oculaires ; la légende de la mort du tsarévitch s’est faite dans la suite d’emprunts à ces deux récits ; le lecteur jugera s’il est possible de les concilier entre eux. Le premier est la relation d’Henri Bruce, Anglais au service du tsar Pierre, dont les mémoires furent publiés à Londres en 1782. — « Le 25 juin[1] la haute cour condamna, à l’unanimité, le tsarévitch à perdre la vie : on laissait le choix de la peine à Sa Majesté. Le tsarévitch fut amené devant la cour ; on lui donna lecture de la sentence et on le ramena à la prison. Le jour suivant, le tsar parut à la citadelle, suivi des sénateurs et du clergé, et vint à la casemate où l’on détenait le tsarévitch. Peu après le maréchal Veide sortit et me chargea d’aller à côté chez l’apothicaire Béer, pour lui dire que la potion ordonnée devait être très forte, le tsarévitch se trouvant au plus mal. En recevant de moi cet ordre, Béer pâlit, trembla et perdit contenance. Je lui demandai ce qu’il avait; il ne put me répondre. Sur ce, le maréchal arriva lui-même, presqu’aussi défait que l’apothicaire, et dit qu’il fallait se hâter, que le tsarévitch était au plus mal à la suite d’une attaque d’apoplexie. L’apothicaire lui remit alors une tasse d’argent couverte et le maréchal la porta chez le tsarévitch, chancelant tout le long du chemin comme un homme ivre. Une demi-heure après, le tsar et tous ceux de sa suite s’éloignèrent avec des visages fort tristes. Le maréchal m’ordonna de rester dans la chambre du tsarévitch et de venir le prévenir si quelque modification se produisait. Il y avait là deux médecins, deux chirurgiens et l’officier du poste : je dînai avec eux à la table dressée pour le tsarévitch. Les médecins furent soudain appelés vers lui; il était pris de convulsions; après d’atroces souffrances, vers cinq heures de l’après-midi, il expira. Je le fis savoir aussitôt au maréchal, qui prévint le tsar. Par ordre de Sa Majesté, on retira les intestins du corps; puis on plaça ce dernier dans le cercueil, garni de velours noir, avec un riche poêle d’or. »

Le second témoignage oculaire est tiré d’une lettre que Roumiantzof, l’un des acteurs du drame, aurait écrite à un ami du

  1. L’auteur se trompe d’un jour.