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une dépêche de Pleyer, ministre d’Autriche à Pétersbourg depuis vingt-cinq ans, observateur attentif, mais en général hostile à la politique de Pierre Ier. Cette dépêche, adressée au comte Schœnborn, le 7 juillet, rectifie les premières nouvelles mandées à l’empereur Charles VI d’après les communications du cabinet russe. «Monsieur le comte... Je n’ai pu, dans ma première lettre, expédiée par l’ordinaire, rapporter ce qu’on dit ici, je n’ai pas osé chiffrer; si on avait connu mon opinion, qui est d’ailleurs celle de presque tous, il eût pu m’arriver des désagrémens. Le Cronprinz est mort, le 26, à huit heures du soir, et non de mort naturelle, comme on en répand le bruit; à la cour, dans le peuple et parmi les étrangers, on fait de secrets récits qu’il aurait péri par le glaive ou la hache. Cette opinion s’appuie sur plusieurs particularités ; on n’avait rien entendu dire auparavant de sa maladie et on l’avait encore torturé la veille; le jour de sa mort, le haut clergé et Menchikof furent chez lui; on n’admettait personne dans la citadelle et on en ferma les portes avant le soir. Un charpentier hollandais, qui travaille à une des nouvelles tours de la forteresse, a passé la nuit à cette place sans être remarqué; de là-haut il a vu, vers le soir, dans la casemate où se donnait la question, se mouvoir les têtes de plusieurs individus; il a raconté le fait à sa belle-mère, sage-femme de M. le ministre de Hollande. La dépouille du tsarévitch a été placée dans une simple bière de mauvaises planches; la tête était à demi couverte, le col entouré d’un linge, avec des plissés, comme à quelqu’un qui va se faire la barbe. Le tsar fut très gai le lendemain et le jour suivant. La famille de Menchikof fît montre de sa joie ce même soir; l’impératrice manifesta les apparences d’une grande douleur. »

Jacob de Bie, ministre de Hollande, mandait aux états-généraux qu’on avait fait périr le prisonnier en lui ouvrant les veines. Sa lettre fut saisie à la poste et déchiffrée: le pauvre diplomate essuya une effroyable algarade, mille vexations des ministres du tsar. On obtint son rappel, ainsi que celui de Pleyer, pour cause d’accusations calomnieuses. Le charpentier hollandais, Herman Boless, sa femme et sa belle-mère, dont Jacob de Bie avait rapporté les dires, furent arrêtés et sévèrement interrogés. Les dépositions des deux femmes établissent certains détails qui ont leur intérêt. La famille du charpentier demeurait dans la citadelle; c’était dans sa maison que les cuisiniers du tsarévitch préparaient les repas du prisonnier. Le jeudi 26, ces gens apprêtèrent les mets comme d’habitude; on les porta à la casemate matin et soir; on rapporta les restes, mais nul ne put dire pour qui ces repas avaient été servis. Ce même jour, on plaça une garde de soldats devant la casemate du Secret et on ne laissa circuler personne, « attendu que le tsarévitch