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qu’il pensait bien faire. Comme l’arrêt du tsar était moins rigoureux, on estime que Dieu lui-même a pris soin de châtier le pécheur. »


IX.

Il semblerait que cette hécatombe eût dû contenter la colère du maître. Pierre revint à Pétersbourg soucieux et sombre. Il sentait bien que ces quelques têtes prises au hasard ne signifiaient rien : il en trouverait d’aussi rebelles partout où il abaisserait sa main. Le mot effrayant de l’évêque de Rostof, si caractéristique de la situation, sonnait encore aux oreilles du tsar : « Regardez dans vos cœurs à tous, qu’y trouverez-vous? » — Un fait s’imposait avec évidence après les enquêtes de Moscou; le grand danger, c’était ce jeune homme, si faible par lui-même, si fort par tous les mécontentemens qui se ralliaient sur son nom ; pour toute la vieille société russe, il s’appelait l’espérance, et cela lui tenait lieu de toutes les autres vertus; on pouvait le faire moine, prisonnier, martyr, il n’en serait que plus cher au peuple; tant qu’il vivrait, il n’y aurait ni repos pour son père, ni avenir pour la grande œuvre! Tous les moyens termes, tous ceux du moins que pouvaient suggérer à Pierre son génie particulier et celui de son époque, avaient été employés sans succès depuis quinze ans pour conjurer ce péril ; au moment où nous sommes arrivés, la pensée du tsar ne peut plus fuir un atroce dilemme. Est-elle allée du premier bond aux extrémités de ce dilemme? Y a-t-elle été conduite peu à peu par une logique fatale? Ce sont là des secrets que connaît seul le souverain juge ; nul n’a surpris les mystères de ces sombres gestations et ne peut dire à quel moment précis l’âme d’un homme devient mère de pareils desseins.

Alexis revint habiter son palais, dans une situation indécise, qui n’était ni la liberté ni la détention. Durant le répit qui lui était laissé, on agissait diplomatiquement à Vienne pour obtenir de l’empereur les lettres écrites du château Saint-Elme au sénat et aux évêques; on supposait en Russie que ces lettres, retenues par la chancellerie autrichienne, constitueraient des charges graves contre le tsarévitch. Vessélovski se mit en campagne avec son activité accoutumée ; malgré ses obsessions, il ne put arracher au comte Schœnborn que la copie de la première; les originaux reposent encore aujourd’hui aux archives de Vienne. Du moins Vessélovski put affirmer au tsar que les ministres de Charles VI se défendaient de les avoir inspirées, ainsi que le prétendait Alexis. — Ce dernier ignorait encore ces démarches et la gravité de sa situation; croyant avoir acheté son repos en livrant ses amis, il n’était occupé que de hâter son union avec Euphrosine, Sa maîtresse arriva d’Allemagne