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Au moment de la fuite, il est surtout préoccupé de sa maîtresse, d’après les témoignages de ses serviteurs : — « Que ferai-je d’Euphrosine ? Comment l’abandonner? » — « Respectez Euphrosine : elle sera ma femme un jour. » — Un songe le décide à partir : « J’ai vu en rêve que je bâtissais une église; cela signifie qu’il faut me mettre en route. » — Le tsarévitch se jugeait fort bien quand il disait à Kikine : « Je ne suis pas ne sot, mais je suis incapable de m’imposer aucun labeur. » — Il se faisait une très haute idée du pouvoir qui devait lui échoir : « Il y a deux hommes sur la terre à l’image de Dieu : le pape de Rome et le tsar de Moscovie : ce qu’ils veulent, ils le font. » — Les popes jouent un grand rôle autour de l’héritier; l’enquête nous les montre s’agitant dans sa vie, passant avec des alphabets chiffrés, plaidant sa cause dans le peuple; d’aucuns disaient de lui à la plèbe de Moscou: « C’est un saint. » Alexis était leur patron naturel; il s’indignait avec eux des nouveautés peu orthodoxes : « Pourquoi mon père aime-t-il l’archimandrite de Nevski? Parce qu’il importe chez nous les idées de Luther. » — Et le bon fils ajoutait énergiquement : « J’aimerais mieux être aux galères qu’aller dîner chez mon père. »

Après Kikine, le plus gravement compromis fut le premier valet de chambre Athanasief; on établit sa complicité dans la fuite; on releva contre lui de dangereux commérages qui valaient bien une tête, au mince prix où elles étaient alors. Nicéphore Viazemski se défendit mieux : il nia tout et exposa qu’il était l’objet des calomnies du tsarévitch par suite de la haine que lui portait ce dernier. Il semble en effet qu’Alexis ait obéi à de vieilles rancunes d’écolier en chargeant son ancien maître, sorte de bouffon inoffensif. Viazemski rappela toutes les circonstances où il avait été battu, menacé de mort par son élève. Il fut acquitté. Les personnages mêlés de moins près aux intrigues et à la fuite du tsarévitch passaient sous jugement pour quelques paroles vagues en sa faveur. Le prince Gagarine avait dit, au moment du retour d’Alexis : « Ce fou de tsarévitch revient ici se faire enterrer et non marier. » — Dolgorouki, de même : « L’imbécile, il vient trouver ici la mort et non le mariage! » — Ces jugemens montrent assez le peu d’illusions qu’on se faisait à la cour sur le sort qui attendait le fils rebelle. D’autres suspects, en grand nombre, étaient poursuivis uniquement pour n’avoir pas révélé les conversations séditieuses qu’ils avaient pu entendre. La pratique judiciaire d’autrefois, on le sait, n’admettait pas la neutralité vis-à-vis de l’état et faisait un devoir de la délation. Dans cette terrible affaire, les prévenus se multipliaient au fur et à mesure des dépositions qui amenaient incidemment de nouveaux noms sous la plume du diacre du conseil. Ainsi se greffa sur l’inquisition de