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des négociations avec l’Angleterre par l’intermédiaire de Bestoujef-Rioumine. Les commissaires autrichiens n’étaient pour rien dans les lettres de Naples, écrites par Alexis de son propre mouvement : bien d’autres faits étaient passés sous silence, dont la suite du procès nous instruira.

Si peu sincère que fût cette déposition, Pierre fit mine de s’en contenter à ce moment, et Alexis ne fut pas inquiété davantage. Toute la colère du tsar tomba sur les personnes dénoncées par son fils. Cinquante prévenus d’importance diverse, gens de haut rang et de petite condition, furent arrêtés par les courriers lancés à Pétersbourg: Menchikof les dirigea sur Moscou; des boïars illustres, des Dolgorouki, des Narychkine arrivèrent les fers aux pieds. Kikine avait été saisi le premier chez son frère, où il se cachait. Seul ce brouillon incorrigible eût été passible de quelques sévérités devant une justice équitable; les autres suspects n’étaient que des bavards, des gens mal pensans peut-être, mais qu’aucun acte n’avait compromis; les juges d’alors jugeaient la pensée et condamnaient le désir. Tous ces malheureux furent internés à la Misère, c’était le nom populaire de la grande prison de Préobrajenski ; ils y subirent des interrogatoires minutieux, dont le canevas était souvent tracé de la propre main du tsar, et furent appliqués à la question, quelques-uns jusqu’à trois et quatre fois. La vieille gêne moscovite n’avait rien à envier à celle d’Occident ; elle avait l’estrapade, le chevalet, le knout, la suspension, l’approche du feu. En marge des interrogatoires, une brève annotation revient sans cesse, comme une douloureuse litanie : donné cinq coups, quinze coups, vingt-cinq coups... Cette petite phrase, jetée négligemment sur chaque feuillet du dossier, en rend la lecture particulièrement pénible : on est obsédé par l’écho monotone de ce cri de souffrance, ranimé après un siècle et demi sur ce vieux papier qu’on croit voir taché de sang.

La plupart des aveux ainsi arrachés portent sur des paroles vaines ou ambiguës, souvent sur des songes factieux : la netteté avec laquelle les accusés gardent dans leur mémoire des mots dits ou entendus douze ou quinze ans auparavant montre bien quel degré de culpabilité ils attachaient eux-mêmes à ces puérilités. Un des grands griefs relevé contre beaucoup de prévenus est la composition ou le recel d’alphabets chiffrés; on voit tout ce monde cauteleux obéir à un besoin de nature en tramant dans l’ombre un réseau mystérieux d’intrigues : menées peu dangereuses assurément, mais qui témoignaient de la sourde hostilité des esprits. A la lumière de l’enquête, Alexis apparaît comme le pivot autour duquel tournoient tous les mécontentemens, toutes les vagues espérances; certains traits éclairent mieux le singulier caractère de ce prince.