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qu’on n’est pas digne de lire l’histoire quand on juge les hommes du passé avec les lumières qu’ils n’avaient pas, quand on les condamne avec nos lois et non avec les leurs, quand on les sépare de leur temps, de leur milieu, de leur air respirable en quelque sorte; rappelons-nous que dans la Russie de Pierre Ier comme dans la France de Louis XI ou dans la Venise des Dix, le régime de l’effroi semblait à la masse le gouvernement naturel des sociétés, la torture semblait la procédure légitime de la justice; empruntons pour une heure aux contemporains de Pierre leur dureté de cœur, leur mépris de la vie humaine, alors nous trouverons encore quelque chose de grand et de superbe dans cet homme de fer, qui lutte seul, pour un but supérieur, contre le déchaînement de tous les intérêts, contre la conspiration de toutes les rancunes.

Le lendemain de la scène solennelle que nous avons racontée, on remit à Alexis un questionnaire écrit tout entier de la main de son père et divisé en sept points ; les six premiers avaient trait aux circonstances de sa fuite, aux personnes rencontrées, aux lettres écrites durant cette période de sa vie ; il était sommé de dénoncer les complices qui avaient trempé dans les correspondances, conversations, pensées, se rattachant à cette fuite. Le septième point invitait le tsarévitch, de façon plus générale, à suppléer à toutes les questions omises dans ce formulaire, à dire tout ce qu’il avait sur la conscience, « comme en confession, » sinon « le pardon de la veille ne serait plus le pardon. » — Le malheureux prince, mis en demeure de livrer tous ceux qui lui avaient témoigné quelque intérêt durant le cours de sa vie, s’acquitta rapidement de cette triste tâche. Trois jours après, il retournait à son père une longue déposition olographe et signée de son nom. Alexis chargeait plus particulièrement Kikine, Viazemski, et son premier valet de chambre, Athanasief : il nommait d’autres correspondans ou émissaires et rapportait les phrases suspectes prononcées à sa connaissance par chacun. Euphrosine avait été abusée et croyait le suivre en Mecklembourg, près du tsar.

Les lettres écrites en exil l’avaient été sous la pression de l’Autrichien Kühl; c’étaient de simples missives d’amitié. Sous le septième chef, Alexis groupait sans ordre diverses particularités qui lui revenaient à la mémoire, les dires de quelques mécontens. Après la signature du prince, on voit sur la déposition un post-scriptum, ajouté comme un repentir tardif. Il y est fait mention des faits oubliés, de la rencontre et de la conversation à Libau avec la tsarévna Marie Alexéievna, des communications entre l’héritier et sa mère, d’envois à celle-ci de petits objets de piété, d’argent et de cédules. — Ces aveux étaient très incomplets. La préoccupation de décharger Euphrosine de toute responsabilité y est évidente; il n’y est pas question des périlleux propos échangés avec Iakof Ignatief,