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celui que tu portes. » — De Russie le tsarévitch mande avec joie à Euphrosine qu’il a la permission de l’épouser. A Novgorod, à Tver, où il s’arrête avant de regagner Moscou, Alexis s’agite fort pour qu’on envoie à Berlin des femmes, des médecins, un prêtre. Ses lettres datées de Tver sont remplies de détails sur les personnes qu’il envoie près de celle qu’il nomme déjà sa femme; le prince s’y montre confiant dans l’avenir, occupé d’organiser dans la retraite son bonheur domestique, soucieux uniquement de la crise que va traverser sa compagne.

Les réponses d’Euphrosine sont plus brèves et plus calmes ; quelques mots seulement sont tracés de sa main, à cause de sa santé, dit-elle. S’il fallait juger de sa nature d’après ces documens, la femme qui poussa à sa perte le fils de Pierre le Grand aurait été assez vaine et vulgaire. C’est bien une serve ignorante, curieuse de se divertir dans les pays nouveaux qu’elle traverse, sensible surtout aux commodités de la vie et au bon entretien de sa table. De Venise, elle envoie à son amant un fort compte de dépense pour des étoffes, des bijoux en pierre dure. Elle regrette d’avoir trouvé fermés l’opéra et la comédie ; elle se console en allant en gondole aux églises entendre les beaux chants des offices; c’est toujours là le grand plaisir d’une Russe du peuple en pays étranger. A Berlin, elle est tout aise de sa bonne installation et de la nouvelle de son prochain mariage. Cette grande espérance lui arrache un élan de joie sincère. Mais on veut la saigner, et son ami doit lui écrire combien de palettes de sang il permet qu’on lui tire ; il paraît que les médecins d’alors laissaient ce détail à la décision des maris. La plus longue lettre est de Berlin et renferme une liste de comestibles nationaux qu’il faudra lui expédier de Russie: la petite sauvage demande instamment du caviar, du gruau, diverses sortes de poissons fumés ou salés et autres friandises septentrionales dont elle ne peut se passer. Alexis s’empresse de la satisfaire. Ce médiocre amour a pris tout entier notre pauvre héros. Dans la dernière lettre qu’il écrit de Tver à Euphrosine, le 22 janvier 1718, il met tout son rêve : « Grâce au ciel, tout est pour le mieux désormais. Chère âme de mon cœur, je renonce à tout pour vivre avec toi, où Dieu voudra, quelque part à la cam- pagne, et nous n’aurons plus souci d’aucune autre affaire. » — Tels étaient les beaux projets, les occupations et les illusions, hélas ! de l’héritier du trône rentrant dans son empire.

Un parti nombreux l’attendait pourtant, prêt à se serrer autour de lui. Le clergé, les petites gens, la populace de Moscou lui gardaient amour et dévoûment. On avait vu des moujiks, apercevant le jeune fils du tsarévitch aux fenêtres du palais, saluer jusqu’à terre en murmurant : « Bénis, Seigneur, notre futur sire ! » Le métropolite de