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lui, dans la personne de ce représentant qui lui tenait un langage si sévère. Cette âme faible s’abandonna elle-même sous la fascination de cette forte volonté qui l’enveloppait depuis huit jours. Le prince demanda à examiner les pleins pouvoirs de Tolstoï : puis, l’entraînant avec lui, il le mena dans la chambre où se tenait Euphrosine. Nul ne sut ce qui se dit entre ces trois personnes. Quand Tolstoï et Alexis revinrent dans la pièce où attendaient les Autrichiens, le tsarévitch s’écria qu’il voulait retourner chez son père et qu’il s’expliquerait mieux le lendemain.

L’agent moscovite, ne se fiant guère à cette volonté mobile, courut au sortir de Saint-Elme chez le vice-roi et pria celui-ci de faire aussitôt la démonstration promise contre Euphrosine. On alla prévenir Alexis qu’il devait se séparer de sa maîtresse. Le prisonnier supplia qu’on attendît jusqu’au lendemain, jurant qu’il donnerait alors satisfaction à tous; il ne demandait qu’une nuit de réflexion. Cette nuit porta conseil. Le 3 au matin, les Russes et les Autrichiens furent introduits au château; ils trouvèrent le prince calme et dispos. Alexis déclara qu’il était prêt à retourner en Russie sous deux conditions : la première que son père lui permettrait d’épouser Euphrosine ; la seconde, qu’il pourrait vivre à l’écart avec elle dans une de ses terres. Tolstoï se porta garant de ces deux conditions, bien qu’il n’eût aucun pouvoir pour le faire, comme il le remarque dans son rapport de ce jour. — Aussitôt Alexis rédigea et signa tout ce qu’on voulut; une lettre à l’empereur, lui exprimant sa reconnaissance et lui manifestant sa résolution; une autre lettre au tsar, humble et contrite, demandant grâce et se remettant à sa générosité. Il semblait que le fugitif, capturé par ses ennemis, eût hâte de se couper toute retraite. Le comte Daun, un peu joué par Tolstoï dans toute cette affaire, ne revenait pas de ce brusque changement en quelques heures, de l’effondrement subit de cette opiniâtreté. — « C’est chose merveilleuse, » écrit-il à sa cour. Le vice-roi ignorait peut-être que l’opiniâtreté des faibles s’abat ainsi, comme le caprice de l’enfant, ne leur laissant aucun ressort pour la lutte; il ne soupçonnait pas non plus le pouvoir d’une fille ambitieuse qui, après avoir poussé son amant à toutes les audaces, le ramenait à tous les périls plutôt que de renoncer à ses rêves. Ceci n’est pas une supposition : Euphrosine l’avouera bientôt dans l’enquête : — « Comme le tsarévitch voulait fuir de Naples, à l’arrivée de Tolstoï, sous la protection du pape de Rome, c’est moi qui l’ai retenu. »

Le négociateur mandait ce succès inespéré à Pétersbourg avec un accent de triomphe. Lui-même avait peine à croire à sa fortune; il suppliait le tsar et les ministres de tenir la nouvelle secrète, « de peur que quelque diable ne lui écrive des fables et ne fasse changer