Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/306

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Un peu réconforté par ces paroles, Alexis répéta qu’il ne pouvait prendre actuellement une décision et qu’il écrirait à son père.

À ce moment, Tolstoï était fort découragé. Il mandait à Vessélovski et au tsar qu’il n’espérait plus grand’chose de sa mission : rien ne pouvait vaincre « cette obstination diabolique; » le tsarévitch ne cherchait qu’à gagner du temps ; on n’aurait aucune prise sur lui tant qu’il se croirait assuré de la protection impériale. — « Je me rends de ce pas chez notre bête fauve, » écrivait le négociateur à l’agent de Vienne ; « travaillez de votre côté pour qu’on ruine ses espérances, nous ne ferons rien sans cela. » — Cependant le « fauve » était ébranlé, affolé par cette persécution morale: le 30, il est malade et ne peut ou ne veut assister à la troisième conférence, fixée ce jour-là. Dans l’intervalle de ces entretiens, Tolstoï travaillait activement, se renseignait, agissait autour de lui, gagnait des hommes, resserrait les mailles du filet tendu autour de sa proie et se préparait à frapper sur elle des coups simultanés. Il avait deviné les hésitations du comte Daun, mal assuré des vraies intentions de son maître; il confesse en partie le vice-roi et lui fait avouer que des ordres nouveaux prescrivent de hâter la soumission du tsarévitch ou de l’engager à chercher ailleurs un refuge. Un commis aux expéditions militaires, nommé Weinhardt, servait d’intermédiaire habituel entre le palais vice-royal et le château Saint-Elme ; Tolstoï gagne ce commis par un présent de 160 florins et le presse de répéter à Alexis, comme en confidence, les aveux échappés au vice-roi. Weinhardt devait encore les exagérer et persuader au prince qu’il n’avait plus aucun fond à faire sur la protection de la cour de Vienne. D’autre part, Tolstoï a surpris le ressort secret qui arme son adversaire pour la lutte : c’est par Euphrosine qu’on vaincra le tsarévitch. Ce malheureux, déshérité de tout le reste des choses, n’avait plus au monde que cette passion, chaque jour grandissante. Tolstoï écrit alors dans un de ses curieux rapports : « Les mots ne peuvent dépeindre combien il aime cette fille et de quelle sollicitude il l’entoure. » — C’est là le point vulnérable, où doit porter tout l’effort de l’attaque. S’il fallait en croire des Mémoires composés par le sieur de Villarceau, consul de France à Moscou, Tolstoï serait parti pour Naples avec le plan fait à l’avance d’agir sur Euphrosine ; il aurait promis à la serve son fils cadet en mariage et mille paysans, si elle décidait Alexis au retour. Le brave consul s’en est laissé conter : la maîtresse du tsarévitch visait plus haut, et c’était en entrant dans ses idées qu’on la pouvait séduire; le plan de l’habile négociateur était mieux digéré. Il attaque le vice-roi sur ce chapitre : « Il faut menacer Alexis de lui enlever sa compagne. — Mais je n’ai pas d’ordres à ce sujet, objecte Daun. — Qu’importe? on peut toujours menacer :