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le sens de ses instructions; il y devinait les hésitations du cabinet de Vienne et sentait bien qu’on ne lui demandait pas un zèle trop ardent pour la défense des intérêts d’Alexis. Le vice-roi annonça aux envoyés qu’il les mettrait en présence du tsarévitch le surlendemain, dans son propre palais. Jamais peut-être bataille diplomatique ne s’était livrée dans des conditions plus intéressantes pour la galerie : de l’habileté, de la persuasion du négociateur allait dépendre le gain de la partie qui se jouait entre deux volontés.

Au fort Saint Elme, l’arrivée de Tolstoï avait été accueillie par une de ces crises d’épouvante habituelles au tsarévitch. La seule idée de se trouver face à face avec des représentans de son père torturait ce malheureux ; il fallut l’ordre formel de l’empereur pour qu’il consentît à les voir. Quand on l’amena au palais du gouvernement, le 26 septembre, il était dans un état digne de pitié ; « il tremblait de tous ses membres, dans la crainte qu’ils ne le tuassent, » écrit Daun dans son procès-verbal. Surtout il ne pouvait supporter la présence du capitaine Roumiantzof, le hardi soldat dont les entreprises avaient troublé son repos à Ehrenberg, et qui lui apparaissait comme son mauvais génie. Les envoyés lui remirent une lettre de Pierre, datée de Spa, le 22 juillet. Ce « dernier avertissement « récapitulait tous les torts d’Alexis, comme fils et comme sujet; il concluait ainsi : « Si tu te soumets, tu peux tout espérer de moi et je jure par la justice divine qu’aucun châtiment ne t’atteindra; toute ma tendresse te sera rendue, si tu m’obéis et reviens. Mais si tu t’y refuses, comme père et par le pouvoir que je tiens du ciel, je te maudirai à jamais ; comme souverain je te déclarerai traître et te poursuivrai sans merci, je punirai ta forfaiture avec le secours du Dieu juste... » — Alexis prit connaissance de cette lettre ; Tolstoï la commenta longuement, usant tour à tour de la prière, des larmes et des menaces. Le prince répondit qu’il s’était mis sous la protection de l’empereur pour fuir la colère paternelle ; quant à son retour en Russie, il ne pouvait rien dire à ce sujet avant d’avoir réfléchi mûrement. Il retourna à sa prison sans qu’on eût pu tirer de lui d’autres paroles.

Deux jours après, une seconde conférence eut lieu chez le vice-roi, sans plus de résultat. Tolstoï éclata en menaces; il assura que le tsar saurait bien s’emparer du rebelle, mort ou vif : « Moi-même j’ai ordre de ne pas m’éloigner, de ne pas vous perdre de vue, où que vous fuyiez, avant de m’être emparé de vous. » Le tsarévitch prit en tremblant le comte Daun par la main et l’entraîna dans une autre pièce. — « Si mon père me réclame à main armée, puis-je compter sur la protection de l’empereur? » Le vice-roi répondit en termes généraux que sa majesté était assez puissante pour défendre, en toute occurrence, ceux qui s’étaient confiés à elle.