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de secrétaire à Christine. Elle est désormais absolument seule; car, bien que les frères soient pour elle pleins de bonté, elle n’a pu trouver un cœur comme celui de Pierre, qui compatisse à ses infirmités, qui sache comprendre ses confidences. Elle vit de ses lettres, qu’elle se fait lire sans cesse, qu’elle arrose de ses larmes. Le démon la tente de la plus horrible manière. La plus grande souffrance qu’elle ait éprouvée a été quand le malin lui a suggéré pendant huit jours cette affreuse pensée : « Frère Pierre est mort; il a été tué par des voleurs. » Pierre, dans une de ses lettres, a osé lui dire : « Vous m’oublierez. » Ignore-t-il donc que sa seule espérance est de partager la vie éternelle avec lui? Encore si elle pouvait lui écrire directement, lui dire des secrets qu’elle ne peut révéler qu’à lui! Elle est bien sûre qu’elle est seule dans son cœur. Elle ne porte qu’aux grandes fêtes la robe qu’il lui a envoyée; cette robe doit durer toute sa vie. Il a été si bon pour elle! Mais maintenant quelle différence! « J’impose silence à ma bouche, écrit-elle; car je ne trouve personne qui vous ressemble; à vrai dire, je ne me soucie pas de chercher. » Pendant son voyage, elle était toujours à regarder le vent, à songer à ses fatigues, aux réceptions qu’on lui ferait. Qu’il tâche, si elle doit lui survivre, de lui trouver un ami fidèle, ou plutôt qu’il obtienne que Dieu ne la laisse pas vivre après sa mort. Entrer ensemble au royaume du ciel, appuyés sur le bien-aimé, quel beau rêve! Si c’est possible, qu’il la visite encore une fois avant de mourir; sans cela, une foule de secrets merveilleux ne seront connus de personne.

Caro, cariori, carissimo fratri... Christina sua tota. Tel est le début d’une autre lettre désolée de 1272. Tous ses amis meurent ou quittent Cologne. Gérard de Griffon est nommé prieur à Coblentz. Son père a été ruiné, il vit pauvre à Cologne; sa mère s’est cassé le bras en allant le voir et a failli mourir. Christine est seule dans la ferme, ses blessures aux pieds l’empêchent de se chausser; elle a froid et souffre.

Pierre la console. Il a des tristesses ; au sein de son ordre, il trouve de nombreuses difficultés; mais Dieu lui a donné de nouvelles filles spirituelles, dont les unes portent l’habit de son ordre, d’autres l’habit séculier, d’autres l’habit des béguines. L’une, âgée de soixante-douze ans, est favorisée de dons surnaturels. Une autre mène une vie aussi extatique et souffrante que celle de Christine. Elle a aussi quelquefois les stigmates et les signes de la passion. Nulle trace de jalousie entre ces deux saintes personnes : « Elle tient bien de son père, écrit le dominicain, car elle vous aime étonnamment. Elle vous appelle sa sœur, car je lui ai dit que vous étiez ma fille. » La stigmatisée de Suède désire voir Christine, et lui il espère voir un