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aussi de la puissance des habitudes, de l’empire que les traditions et les souvenirs exercent sur les souverains comme sur les simples mortels? Le télégraphe nous apprenait ces jours-ci que le général de Treskow vient de partir pour Saint-Pétersbourg, chargé par l’empereur Guillaume de remettre à son neveu une lettre de félicitations à l’occasion de l’anniversaire de sa naissance; on ajoute que le général a été accompagné par les colonels des trois régimens prussiens dont l’empereur Alexandre est le chef titulaire. Le proverbe a raison : n’est pas échappé qui traîne son lien. On ne divorce pas si facilement avec le passé. La princesse palatine, mère du régent, ne dissimulait à personne que, si bonne Française qu’elle fût devenue, elle ne laissait pas de prendre une part très vive à tout ce qui se passait en Allemagne. « Je suis, disait-elle, comme les vieux voituriers, qui prennent plaisir à entendre claquer le fouet quand ils ne peuvent plus rouler sur les grandes routes. » Longtemps encore Berlin vivra les yeux tournés vers Pétersbourg, curieux de tout ce qui s’y fait, prêtant l’oreille aux moindres propos qui s’y peuvent tenir. Si le gouvernement russe fait mine de nouer des intelligences quelque part, on en concevra de vives inquiétudes, une poignante jalousie, et la jalousie est le sel de l’amour. Ce ne sont pas seulement les vieux voituriers qui tressaillent en entendant claquer un fouet qui leur est connu et dont jadis le langage leur fut cher.

Ce qui est hors de doute, c’est qu’on a rendu sa liberté à la Russie et que son alliance a été mise en disponibilité. Elle doit s’en consoler; elle est fort occupée chez elle et jusqu’à nouvel ordre, elle a perdu le goût des entreprises. Quand ce goût lui reviendra, si elle emploie bien ses loisirs, elle trouvera probablement à qui parler et des gens disposés à lier partie, Démosthène représentait aux Athéniens que les alliances générales ne sont bonnes que pour conserver ce qu’on a, que les plus utiles sont les filles de l’occasion, dont on peut se servir pour s’agrandir ou pour recouvrer son bien. Il leur représentait aussi que ces alliances d’occasion, on est sûr de les trouver pourvu qu’on soit fort, qu’on soit prêt, vigilant et attentif, mais qu’elles font toujours défaut aux peuples « dont les armemens comme les pensées sont en retard sur les événemens, car c’est une loi de nature, leur disait-il, que le bien des absens appartienne à ceux qui sont présens partout et le bien des nonchalans à ceux qui ne craignent ni la peine ni les hasards. » Il pensait à Philippe, mais chaque siècle a son Philippe.


G. VALBERT.