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le fameux entretien qu’il eut un soir dans un bal avec le vice-président de la chambre des députés de Prusse, M. Behrend. Cet entretien semblait prouver qu’il croyait à l’impuissance de la Russie et à la possibilité d’une donation entre-vifs, qui lui aurait permis de rendre à la Prusse une frontière qu’elle avait perdue. — « On pourrait, disait-il à son interlocuteur étonné, attendre que les Russes soient chassés du royaume ou réduits à implorer notre secours, et alors procéder hardiment, occuper le royaume pour le compte de la Prusse ; au bout de trois ans, tout là-bas serait germanisé. — Mais c’est un propos de bal qu’on veut bien me tenir ! s’écria le vice-président. — Non, je parle sérieusement de choses sérieuses. Les Russes sont las du royaume, l’empereur Alexandre me l’a dit lui-même à Saint-Pétersbourg. » M. Klaczko, qui a rapporté ce singulier colloque dans son livre des Deux Chanceliers, ajoute : « Cette pensée de récupérer la ligne de la Vistule, perdue depuis Iéna, a hanté plus d’une fois l’esprit de M. de Bismarck pendant l’année 1863 ; bien entendu, on ne voulait obtenir cette rectification de frontière que du consentement de l’empereur Alexandre II, mais on ne négligeait pas les moyens qui eussent quelque peu forcé une telle solution. « Il se pourrait que M. de Bismarck eût pris toutes ses mesures pour le cas d’une occupation temporaire, réclamée par son allié ; celui qui a dit un jour : Beati possidentes ! aurait su mettre à profit une si heureuse occurrence. Mais ce ne sont là que des conjectures, et si l’on a peine à croire au désintéressement de M. de Bismarck, il en coûte aussi d’admettre qu’il se soit un jour grossièrement trompé dans ses prévisions.

On peut accorder à l’anonyme qu’en 1863, le cabinet de Berlin est venu en aide à la Russie dans le seul dessein de resserrer son alliance avec elle ; mais le moyen de lui donner raison, quand il nie que cette bonne action n’ait été en même temps un bon calcul, que le service rendu n’ait été richement récompensé ! Jamais capital n’a été placé à de si gros intérêts. La plus grande marque d’amitié qu’un peuple puisse donner à un autre est de sacrifier pour lui être agréable toutes les traditions de son histoire, et voilà ce que la Prusse a obtenu de la Russie et du prince Gortchakof. La Russie s’était toujours appliquée à sauvegarder la liberté de la Baltique ; dans l’affaire des duchés de l’Elbe, elle a abandonné le Danemarck, elle l’a livré à la merci du conquérant. Elle attachait un grand prix à ses relations avec les états secondaires de l’Allemagne ; elle a permis au gouvernement prussien de disposer à son gré des petites dynasties, de faire main basse sur plus d’une petite couronne et de réduire les autres à la plus étroite dépendance. Elle avait pour principe de maintenir l’équilibre des forces entre l’Autriche et la Prusse. « Notre politique, lit-on dans un mémoire secret rédigé en 1864 et dont l’anonyme cite plusieurs passages, a favorisé