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entre quatre yeux, dont la tente impériale abrita le mystère, le comte témoigna son admiration pour la bonne tenue des troupes qu’il avait vues manœuvrer. « Mes troupes vous plaisent? s’écria brusquement l’empereur. Eh bien! je les mets à votre disposition, si vous voulez marcher à leur tête contre les émeutiers de Berlin. » Le comte, un peu surpris par cette apostrophe, répondit qu’un général prussien ne marchait que sur l’ordre de son roi. » L’anonyme se porte garant de l’authenticité de cette anecdote, qui prouve que l’empereur Nicolas connaissait toutes les délicatesses de l’amitié. On ne peut s’empêcher de penser aux deux amis du Monomotapa :


L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre.


L’empereur offrait ses soldats à la Prusse et disposait des généraux de son beau-frère comme des siens, tant il était désireux de le sauver sans lui demander son avis. On peut douter que l’empereur Alexandre prît aujourd’hui de telles libertés avec son oncle l’empereur Guillaume.

« Les générations futures, s’écrie l’anonyme, pourront-elles croire qu’il fut un temps où, sur les bords de la Sprée, la meilleure recommandation était d’avoir le cœur russe et la pire d’avoir le cœur allemand, un temps où les hommes qui aspiraient au titre de vrais patriotes prussiens portaient publiquement la livrée russe? » — Il est certain que, sous le règne de Frédéric-Guillaume IV, le parti conservateur, le parti de la cour et de la croix considérait la fidélité à la vieille et sainte alliance comme le premier des devoirs, comme la plus méritoire des vertus et soupçonnait de ne pas croire en Dieu l’homme qui ne croyait pas à l’empereur Nicolas. Il est certain que l’ambassade russe à Berlin, qu’elle eût à sa tête le baron de Meyendorf ou M. de Budberg, était un lieu privilégié où tout se savait, où tout se redisait, où l’on venait chercher dans les circonstances importantes des informations, des lumières, des encouragemens, des conseils et quelquefois des ordres. Tel haut fonctionnaire tenait pour péchés véniels toutes les indiscrétions qu’il commettait au profit du grand et puissant ami qu’on appelait le dompteur de la révolution, et celui qui, en 1854j, révéla au cabinet de Saint-Pétersbourg un plan de mobilisation nouvellement élaboré, pensa se justifier pleinement en disant : « Entre nous et la Russie il ne peut pas y avoir de secrets. » Quand l’empereur Nicolas honorait Berlin de sa visite, il pouvait s’y croire chez lui. Nous nous rappelons l’y avoir vu en 1852, passant une revue en compagnie de son romantique beau-frère; il nous souvient qu’un libéral prussien, qui n’avait pas été élevé à l’école du respect, nous dit en nous montrant