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Trente-cinq ans plus tard, Frédéric-Guillaume III mourait en laissant un testament qui fut rendu public et que plus d’un bourgeois de Berlin s’empressa de mettre sous verre et de suspendre à un c!ou d’honneur dans sa maison. Dans un des articles de ce testament, le feu roi avait adjuré son successeur, son cher Fritz, de garder une inviolable fidélité à l’alliance russe. On rapporte d’autre part que, le 2 mars 1855, la dernière parole que l’empereur Nicolas adressa sur son lit de mort à sa femme, Charlotte de Prusse, fut celle-ci : « Dites à Fritz qu’il reste toujours le même pour la Russie et de ne pas oublier les derniers vœux de papa. » Ces recommandations ont été scrupuleusement observées et obéies. Le roi Guillaume et l’empereur Alexandre n’ont eu garde de se départir d’une maxime de famille et d’une pratique établie qui répondait au secret penchant de leurs cœurs. Lorsqu’au printemps de 1873, le vainqueur de Sedan se rendit à Saint-Pétersbourg, où son neveu lui fit l’accueil que l’on sait, M. de Bismarck prononça ce mot qui causa la plus vive sensation : « Je me regarderais comme coupable d’une sorte de trahison si je pouvais admettre la pensée d’être jamais hostile à la Russie.» Hélas! M. de Bismarck a le secret de changer souvent en restant toujours le même; il demeure fidèle à son idée, il poursuit constamment son but, mais il renouvelle souvent ses moyens. L’an dernier, il est allé à Vienne, il y a conclu de mystérieuses conventions, et depuis lors, en dépit des habitudes et des sentimens que contrarie sa nouvelle évolution, malgré les résistances qu’il rencontre, malgré son souverain, malgré la reine Olga, il semble que c’en est fait de la vieille alliance qui lui a rapporté de si grands bénéfices. C’est une étoile qui semble pâlir et que par instans on pourrait croire éteinte. Allemands et Russes se sont hâtés de dénoncer le pacte qui les unissait. Chacun des deux peuples déclare que dès longtemps il ne remplissait plus ses devoirs d’amitié qu’au préjudice de ses plus chers intérêts, que ses bons offices n’ont jamais été payés de retour, qu’il a joué le rôle de dupe, qu’il lui tardait de recouvrer sa liberté, de rompre un traité onéreux, de secouer un joug qui lui pesait. Jamais récriminations ne furent plus bruyantes ni plus passionnées, ni moins aimables. Une grande dame du temps jadis avait coutume de dire : « Quand je suis contente des gens, je les trouve beaux; mais quand je n’ai plus lieu de l’être, je les trouve affreux. »

Tous les griefs que peuvent avoir les Prussiens contre les Russes ont été résumés et condensés dans un petit volume qui a paru tout récemment à Leipzig sous ce titre : Berlin et Pétersbourg[1]. L’auteur a gardé l’anonyme. A son tour d’esprit, à son style, à sa manière de grouper

  1. Berlin und Petersburg, preussische Beiträge zur Geschichte der russisch-deutschen Beziehungen; Leipzig, 1880.