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retirer de part et d’autre sous leur tente, sans s’injurier et sans se montrer le poing. Déclarer publiquement que durant plus d’un demi-siècle on a paru s’aimer et qu’on ne s’aimait point, c’est manquer de respect à son passé et s’exposer à s’entendre dire : « Si votre passé n’est pas respectable, quelle confiance voulez-vous que nous ayons dans votre avenir? Si hier encore vous mentiez, le moyen de croire qu’à partir de demain vous serez sincère et net comme une perle? »

Depuis le commencement de ce siècle, l’alliance de la Prusse et de la Russie a joué un rôle considérable dans tous les événemens, dans toutes les comédies de cape et d’épée aussi bien que dans les tragédies dont l’Europe a été le théâtre. Jamais liaison ne parut plus sacrée ni plus indissoluble. Fondée, pensait-on, sur la conformité des intérêts, elle s’appuyait aussi sur la réciprocité des sympathies; le sentiment s’y mêlait à la politique et lui donnait parfois un air de roman; ce mariage de raison avait toutes les douceurs, les tendresses, les agréables vivacités d’un mariage d’amour. Il y a dans les équations algébriques des quantités constantes qui demeurent toujours les mêmes, tandis que les autres varient, s’accroissent ou décroissent. Malgré quelques refroidissemens passagers, quelques infidélités plus apparentes que réelles, l’alliance des Hohenzollern et des Romanof était une des données constantes et certaines de la politique européenne, qu’il fallait prendre en considération, quel que fût le problème à résoudre, et les gouvernemens qui ont négligé cette quantité dans leurs calculs s’en sont mal trouvés, l’événement les a condamnés. C’est une rareté dans l’histoire qu’une amitié qui compte quinze lustres accomplis. Celle-ci était née en 1805, elle avait été jurée près du tombeau d’un grand homme, en présence d’une femme qui avait toutes les grâces et qui n’eut jamais que des faiblesses pardonnables. « Le lendemain de la signature du traité de Potsdam, l’empereur Alexandre pensait à partir. Il exprima durant le souper son regret de quitter Potsdam sans avoir payé son tribut d’hommages aux mânes du grand Frédéric. — Il en est encore temps, répondit le roi. — A onze heures, les deux souverains et la reine Louise se levèrent de table; à minuit, ils descendaient dans le caveau, où les cierges étaient allumés. Vaincu par son émotion, Alexandre posa ses lèvres sur le glorieux cercueil, le baisa, tendit la main au roi et à la reine, leur jura ainsi qu’à leur maison une éternelle amitié, dont le gage serait la délivrance de l’Allemagne. Ce serment, prononcé dans une heure si solennelle, dans un lieu si sacré, les deux souverains l’ont tenu, quoique l’Allemagne ait été délivrée plus tard qu’ils ne pensaient et après la mort de la noble femme qui avait scellé leurs promesses de ses larmes et dont le cœur fut brisé par les humiliations de son pays[1]. »

  1. Geschichte des preussischen Vaterlandes, von Dr Ludwig Hahn, page 368.