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un petit abbé de la cour romaine, sur les services duquel il pouvait compter à l’occasion. Vessélovski s’était pourvu depuis longtemps de ce rouage indispensable dans la politique européenne, et le petit abbé de l’envoyé russe avait ses libres entrées chez le secrétaire d’état cardinal Paulucci. Une estafette lui porta une lettre en toute hâte : mais on ne savait rien à Rome. Vessélovski, désespéré, fit lui-même deux relais sur la route d’Italie; aucun postillon n’avait souvenir de l’officier russe et de la femme déguisée. — Devson, un aide de camp du général Veïde, qui avait poussé jusqu’à Vienne, travaillait pour son propre compte; il s’alla loger à l’Aigle noir et se familiarisa avec un garçon de l’auberge : ce garçon assura qu’il avait soupçonné dans le Polonais le fils du tsar de Moscovie, dont les traits ne lui étaient pas inconnus, mais il ne savait ce que ce personnage était devenu en quittant le Gasthaus, — Cependant Vessélovski sondait adroitement toutes les personnes de l’entourage impérial ; il ne trouvait partout que des visages étonnés ou fermés. Janvier se passa, puis février; les recherches n’amenaient aucun indice : la police diplomatique de Pierre le Grand dut s’avouer vaincue ; elle avait perdu la piste du fugitif.


V.

L’histoire confesse tôt ou tard les diplomates les plus secrets. Les archives de Vienne ont enfin livré à M. Oustrialof la clé de cette énigme que les agens du tsar s’efforçaient vainement de deviner; nous en apprendrons les curieux détails en devançant les démarches de l’ambassadeur russe chez le chancelier de l’empire. Le soir du 10 novembre 1716, le vieux comte Sohœnborn travaillait dans son cabinet. Vers dix heures, un officier qui sortait de chez lui avec des dépêches rencontra sur l’escalier un inconnu, parlementant en mauvais allemand pour être introduit chez le chancelier. Comme on lui faisait observer que l’heure était mal choisie, l’inconnu se précipita vers la porte pour la forcer; retenu et interrogé par l’officier, il déclara qu’il ne parlerait qu’au ministre et sur l’instant même. On l’annonça : Schœnborn s’était déjà mis au lit et fit dire au solliciteur qu’il le recevrait le lendemain : celui-ci insista de plus belle, menaçant, si on reconduisait, de courir chez l’empereur, son affaire étant de telle nature que sa majesté devait en être instruite sur-le-champ. Le chancelier parut alors, en robe de chambre; l’étranger l’entraîna dans le cabinet, avec ces paroles : « Monseigneur le tsarévitch est en bas, sur la place, et veut voir votre altesse. » — Schœnborn crut avoir affaire à un fou : comme il se récriait, l’homme ajouta que le tsarévitch, nouvellement arrivé à Vienne,