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Je tremble d’écrire. — Et quand même il t’en arriverait des ennuis, c’est ta mère! — Ce sera du malheur sur moi sans aucun profit pour elle; et d’ailleurs est-elle encore en vie? demanda le tendre fils. — Elle vit, répondit Marie, et elle ajouta d’un ton mystérieux : — Elle et d’autres-ont une révélation que le tsar la reprendra, et voici comment: ton père tombera malade, une sédition éclatera; il se rendra au couvent de Troïtza, au tombeau de saint Serge, ta mère sera là, le tsar la recevra dans ses bras, et la sédition s’apaisera. Pétersbourg nous est hostile; qu’il soit abandonné, c’est le vœu de beaucoup de gens. » — Ce singulier entretien, tel que le firent connaître plus tard les aveux recueillis au cours du procès, donne bien l’idée de ce qu’était cette famille, courbée sous l’épouvante, travaillée par mille intrigues, tramant de vagues complots sous la forme de prophéties qu’on jetait en pâture au populaire.

A Libau, le tsarévitch trouve son confident Kikine et se concerte avec lui. Ce brouillon rend compte des préparatifs qu’il dit avoir faits en Allemagne et qui sont une invention pure; puis il imagine de savantes manœuvres pour se disculper plus tard d’avoir trempé dans la fuite du prince; il fait écrire à de tierces personnes des lettres composées pour être montrées à Menchikof, afin de pouvoir au besoin compromettre le favori. Venise, au temps du conseil des Dix, ne vit jamais ourdir de machinations plus ténébreuses; tous les hommes que nous allons rencontrer ont étudié l’art de jouer du soupçon, la grande arme de cette époque de terreur. — De Libau, ou suit la trace du voyageur jusqu’à Dantzig; un courrier d’état, venant de Pétersbourg, l’y voit pour la dernière fois et annonce au tsar, qui se trouvait alors à Lubeck, l’arrivée prochaine de son fils. Pierre attend. Un mois, deux mois se passent, aucune nouvelle. En décembre, l’impératrice Catherine écrit à deux reprises de Schwérin, à Menchikof, qu’on s’étonne de ne rien apprendre du tsarévitch. On n’en sait pas plus à Pétersbourg; un valet de chambre du prince, parti pour le rejoindre, revient sans l’avoir trouvé. A Moscou on s’inquiète; Iakof Ignatief écrit lettres sur lettres à son pénitent pour s’informer de son sort. Au milieu de toutes ces correspondances politiques, on rencontre une lettre, rédigée par quelque gouvernante, au nom des deux petits enfans d’Alexis; appel touchant des deux orphelins qui pleurent après leur père disparu.

Quand il eut compris que son fils lui échappait, Pierre agit vigoureusement, sans perdre une minute. D’Amsterdam, où il se trouvait en décembre 1716, le tsar envoie à son lieutenant en Mecklembourg, le général Veïde, l’ordre de dépêcher des officiers dans toutes les directions à la poursuite du fugitif. Les rapports de ces