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l’un des chefs des mécontens au sénat, murmurait : « Une lettre, mille lettres n’empêcheront pas ce qui doit être ; chaque chose vient en son temps. » — Le plan du tsarévitch et de ses amis était juste : laisser passer l’orage au fond d’un de ces monastères, d’où tant de princes russes étaient sortis à l’heure propice, s’armer de patience et de silence, attendre le cours naturel des choses ; appuyée sur le temps, qui mène avec lui la mort, la plus imbécile jeunesse lutte à coup sûr contre le plus redoutable politique à son déclin. — Alexis ne répondit que ces quelques mots : « Sire, mon père. J’ai reçu ce matin votre lettre, à laquelle je ne puis répondre plus longuement étant malade. Je souhaite entrer dans les ordres et je vous demande pour ce faire votre gracieuse permission. — Alexis. »

Ce billet laconique porta à son comble l’exaspération du tsar. Il devinait sans peine le secret de cet anéantissement ; il sentait combien était vaine la menace du cloître. Toutes les sévérités du père, tous les vœux arrachés au fils ne protégeraient pas l’œuvre sacrée contre une réaction inévitable ; cette œuvre était condamnée par un enfant faible et obstiné, qu’on ne pouvait plus se flatter de réformer, que le cloître garderait un temps et rendrait sûrement au trône, plus tenace et plus aigri. Que faire donc ? Cette interrogation déjà sinistre dut se poser dès lors dans l’esprit du tsar. À ce moment, il se disposait à entreprendre une campagne en Mecklembourg. La veille de son départ, il entra chez son fils. Alexis était couché sous prétexte de maladie. À la question de son père : quelle décision il avait prise, le tsarévitch répondit qu’il était résolu à revêtir l’habit. — « Réfléchis, interrompit Pierre, ne te hâte pas ; il serait mieux de revenir dans le droit chemin ; tu es jeune, penses-y bien ; j’attendrai encore six mois. » — Et il quitta Pétersbourg, laissant Alexis tout réconforté d’avoir gagné un nouveau délai.

Une idée qui avait déjà hanté cet esprit inquiet du vivant de la princesse Charlotte revint l’obséder et bientôt le dominer. Un seul refuge lui restait contre les persécutions de son père, la fuite dans quelque pays lointain. Alexis avait d’abord pensé à se cacher sous les haillons d’un de ces pieux mendians qui parcouraient les lieux saints de Russie, errans de monastère en monastère, il s’en était ouvert à lakof Ignatief ; ce projet avait paru peu pratique ; il n’y aurait de sécurité pour le prince qu’au-delà des frontières russes. Kikine le poussait vivement à la fuite et lui écrivait alors d’Allemagne : « Je te trouverai un asile. Ne connais-tu pas quelqu’un à la cour de France ? Le roi est un homme magnanime ; il couvre des rois de sa protection ; ce serait peu de chose pour lui que de