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mon pays, comment plaindrais-je un être inutile comme toi? Plutôt un étranger méritant qu’un fils indigne ! »

Le lendemain du jour où Alexis avait reçu cette lettre, un événement menaçant pour lui venait en augmenter l’effet: l’impératrice mettait au monde un fils. Sans tenir compte des dates, quelques historiens ont voulu voir dans l’acte du tsar l’influence d’une épouse ambitieuse pour son propre enfant; il suffit, pour détruire cette allégation, de remarquer que la lettre avait été écrite le 11, remise le 27, et que Catherine ne devint mère que le 28[1]. D’autres ont cru trouver dans ce premier avertissement la résolution, déjà arrêtée dans l’esprit du tsar, de sacrifier son fils. Il nous semble que le langage de Pierre n’autorise pas ces suppositions. On y sent bien l’effort pour réveiller dans une âme endormie quelques étincelles d’énergie, le désir ardent de susciter un homme plutôt que la volonté froide de le condamner. Les sentimens qui éclatèrent chez le souverain en recevant la réponse de son fils démontrent clairement sa bonne foi.

Surpris par cet éclat, le tsarévitch se méprit le premier sur les intentions paternelles et se crut perdu. Il se concerta à la hâte avec ses conseillers habituels, les Lapouchine, Nicéphore Viazemski et un certain Kikine ; ce dernier fut son âme damnée et lui souffla ses plus funestes inspirations. Fallait-il se rendre aux désirs de son père, essayer du travail et du métier de roi tel que le comprenait Pierre? Alexis ne se sentit point capable de cet effort; sa mollesse était excédée des épreuves et du mouvement qu’on lui avait imposés depuis son mariage. Ses amis lui conseillèrent de feindre un renoncement hypocrite, en se fiant au temps du soin de l’annuler. Alexis répondit à son père en ces termes :

« Gracieux sire, mon père! Aujourd’hui 27 octobre, après l’enterrement de ma femme, j’ai lu la lettre de loi qu’on m’a remise; je ne puis répondre autre chose sinon qu’il te plaise me priver de la couronne de Russie pour mon incapacité et que ta volonté soit faite. Je t’en fais l’humble prière, sire; je me sens inégal à ma tâche ; la mémoire me fait défaut, ce qui est un grand empêchement pour toutes choses; je suis faible de corps et d’esprit par suite de diverses maladies, incapable de gouverner un grand peuple, à la tête duquel il faut un homme plus fort que je ne le suis. Donc je ne prétends ni ne prétendrai jamais à l’héritage de votre majesté, puisqu’aussi bien le ciel m’a donné un frère. J’en prends Dieu à

  1. Nous avons laissé toutes les dates selon l’ancien style pour ne pas créer de confusion avec les auteurs russes que nous suivons. On sait qu’il faut avancer chaque date de douze jours pour rentrer dans notre calendrier.