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dans les yeux. Puis il alla prier dans son oratoire et je me retirai. Le lendemain matin, il m’appela et me dit d’un ton caressant : « Ne me suis-je pas fâché contre quelqu’un, hier au soir? N’ai-je pas bavardé étant ivre? » — Je lui répétai ce qu’il m’avait dit. — « Eh! fit-il, qui ne s’enivre pas à ses heures? et de l’ivrogne il sort toujours des paroles inutiles. Ce qui me chagrine, c’est que j’ai le vin colère et bavard, et après je le regrette. Je t’engage à ne pas répéter ces paroles en l’air. D’ailleurs, si tu les répètes, on ne te croira pas. Je te désavouerai et on t’appliquera à la question. » — Ce disant, il se mit à rire. »

Tel était le mari de Charlotte. Les querelles de ménage naissaient fréquemment d’un motif singulier dans une maison royale, les embarras d’argent. La princesse avait les plus grandes difficultés à faire subsister sa cour allemande. Son cœur saignait en voyant les souffrances des fidèles expatriés pour la suivre : souffrances réelles, car la vie était rude et difficile, parfois bien courte, dans les conditions anormales que Pierre imposait aux siens. Pétersbourg n’était alors qu’un chantier dans un marais : on habitait une ville encore à naître; les princes et les grands s’y disputaient quelques maisons, leurs serviteurs campaient parfois sous le ciel nu, sous un ciel meurtrier. Ainsi le voulait le tsar, payant lui-même d’exemple, et bâtissant sa ville, comme les conquérans de l’ancien monde, sur les cadavres de ses ouvriers. Les courtisans, qui gelaient dans les boues de la Néva pour y attirer les colons à leur suite, maudissaient tout bas cette folie : à plus forte raison les étrangers. Charlotte la première y recueillit les germes de la maladie qui la minait dès cette époque. Elle est toute froissée des habitudes grossières de son nouveau milieu : pendant les fêtes de Noël, un nombre infini de gens viennent boire et manger chez son époux, elle doit servir tout ce monde, ainsi le veut la vieille coutume, et rester sur pied trois heures et demie de suite tandis qu’ils soupent bruyamment. Peu de semaines avant les couches de sa femme, le tsarévitch part pour Carlsbad sans l’avoir avertie; c’est quand la voiture de poste est devant la porte qu’il prend congé de la princesse avec ces quatre mots : « Adieu, je vais à Carlsbad. » Pierre et la tsarine étaient en Finlande. Charlotte reste seule, livrée aux soins soupçonneux de trois matrones russes qu’on lui impose contre sa volonté formelle pour veiller à ce qu’il n’y ait pas de substitution d’enfant et authentiquer la naissance impériale. Alors les lettres à sa mère redeviennent désespérées, elle écrit ces lignes qui résument éloquemment son existence : « Je suis bien en effet une pauvre victime de notre maison, sans qu’elle en ait le moindre avantage, et moi je meurs d’une mort lente à force de chagrin, »