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Lui pourtant essayait encore de se dérober au destin. Son père avait jadis promis de le laisser libre dans son choix, pourvu qu’il se fixât sur une étrangère. Revenu à Dresde, il manœuvra assez habilement en feignant des assiduités près d’autres héritières. Le prince Furstenberg, lieutenant du roi Auguste en Saxe, convoitait cette proie impériale pour sa propre fille; il n’épargnait aucune avance, faisait dîner sans cesse le tsarévitch à côté d’elle, et soudoyait des laquais de la suite russe pour servir ses intérêts auprès d’Alexis. De là grandes intrigues, durant l’automne de 1710, foule de femmes qui s’agitent, correspondance fiévreuse des ambassadrices, si fort passionnées pour cette partie de leur art : « Je tremble pour nos intérêts, écrit celle de Wolfenbuttel ; Furstenberg a donné deux fois la comédie en français à son altesse, qui d’ailleurs n’entend pas cette langue: cependant le tsarévitch, à ce qu’il me semble, est d’une indifférence absolue à l’égard des femmes. » Sans doute, le héros qu’on se dispute reste froid : il est d’un autre monde, son cœur est au couvent du Miracle, là où sonnent les cloches saintes du Kremlin. — Pierre ne se laissa pas amuser longtemps à ces atermoiemens : à la fin de septembre, Alexis reçut l’ordre formel d’aller demander à la reine de Pologne la main de sa pupille. Il obéit, mais en déguisant mal son ennui. La fiancée écrit à sa mère qu’elle est heureuse d’un dénoûment qui comble les vœux de ses parens; elle ajoute, elle aussi : « Il paraît bien indifférent à toutes les femmes. » Si nous ne nous trompons, cela veut dire, dans le langage féminin, qu’il était indifférent pour elle. De son côté, le tsarévitch écrit à son directeur Iakof Ignatief sur un ton de résignation triste : « Puisque mon père ne veut pas que j’épouse une des nôtres, mais une étrangère, autant celle-ci : c’est une bonne créature, je ne trouverai pas mieux. » Alexis retourna à ses études. Le contrat ne fut rédigé dans tous ses détails qu’au printemps de 1711. Schleinitz le porta au tsar, qu’il trouva à Yavorof, prêt à entrer en campagne contre les Turcs, et célébrant lui-même la déclaration publique de son mariage avec Catherine. Tandis que le négociateur débitait quelques complimens officiels sur le bonheur qui attendait les deux époux, Pierre considérait attentivement de nouveaux instrumens de mathématiques; c’était bien ainsi qu’il lui seyait d’entendre parler des choses du cœur. Schleinitz plut au souverain, qui le retint à son service et lui confia sur l’heure une mission en Hanovre; ainsi il prenait les hommes utiles comme ils lui tombaient sous la main, et leur mettait brutalement son harnais de fatigue et de grandeur.

La cour de l’électeur de Saxe, roi de Pologne, se tenait à Torgau, sur l’Elbe, à portée des opérations militaires en Mecklembourg. Le