Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/145

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le pécheur et le prêtre Jean Slonski ont certifié ces signatures avec des verres et les paraphent avec des pots ; et nous avons fêté votre santé non à l’allemande, mais à la russe. Tous vident leurs tasses à votre santé. Pardonnez si vous avez peine à nous lire, mais pour de vrai, nous avons écrit ceci étant ivres. »

Tel était notre pauvre héros, mystique et grossier, timide et volontaire: tel il nous apparaît dans ses portraits, avec le front bombé, l’œil rond et fixe, un pli d’obstination sur la bouche, une expression inquiète et tenace ; l’ensemble de la physionomie n’était pas dépourvu d’intelligence; on ne pouvait dire qu’Alexis fût borné. Parfois ses jugemens sur les hommes et les choses accuseront un état du cerveau très fréquent chez le Russe, une philosophie clairvoyante, mais toute spéculative, ennemie de l’action, qui n’intervient jamais dans le train de la vie pour le guider. En étudiant cet étrange prince, il nous est arrivé plus d’une fois de penser à cet autre prince du Nord, absent de l’histoire et pourtant si vivant dans la mémoire de chacun, à cet héritier de Danemark qui eût été, s’il eût jamais existé, le digne voisin de l’héritier de Russie. Alexis pourrait prêter des mots à Hamlet ; il a, comme Hamlet, beaucoup parlé d’aller au cloître, tant la vie est mauvaise; il n’a pas mieux traité la triste Ophélie que nous allons voir passer un instant dans cette tragédie, dont toutes les lignes semblent ordonnées par la fatalité. — Le dessein de Pierre, en envoyant son fils en Allemagne, était de lui ménager une alliance princière qui resserrât les liens de la Russie avec les monarchies d’Europe. C’était encore une victime qu’il fallait sacrifier à la grandeur du jeune empire; ce fut la plus innocente et la plus touchante, figure si douloureuse, si pressée d’échapper à la vie, que la pitié de l’historien hésite à l’y rappeler comme on hésite à rouvrir une tombe close : le poète qui transfigure et console devrait seul ressusciter de telles ombres ; mais l’histoire est une justice ; ainsi que la justice, elle a droit de citer à sa barre tous les témoins des causes qu’elle entend[1].


III.

Il y avait de par l’Europe, aux deux derniers siècles, toute une classe de diplomates sans nationalité définie, qui faisaient métier

  1. Nous avons suivi, pour cette partie de notre récit, l’intéressante étude publiée par M. Guerrier dans le Vestnik Evropi de 1872, d’après la correspondance de la princesse Charlotte.