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Un seul espoir restait au tsar : se souvenait de tout ce qu’il devait à ses voyages, il voulut donner la même leçon à son fils et l’arracher à un milieu dangereux. À la fin de 1709, Pierre ordonna à son héritier de se préparer à partir pour l’Allemagne, où il se perfectionnerait dans l’étude des langues et des sciences exactes. Alexis gagna du temps, suivant son habitude ; ce ne fut qu’au mois de mars 1710 qu’il se mit en route pour Dresde. C’était trop tard. Il avait alors vingt ans. Cet esprit mûri par la dissimulation et concentré était déjà tout fermé ; il ne pouvait plus s’ouvrir à des jours nouveaux. Son seul souci, en arrivant à Dresde, est de se procurer un prêtre selon son cœur, qui soit un lien entre l’exilé et les moines de Moscou. Il écrit secrètement à son guide spirituel, Iakof Ignatief ; voici cette curieuse lettre : — « Je n’ai pas de piètre avec moi ! Je ne sais où en prendre un ! Il serait dangereux d’en faire venir un de Moscou ouvertement sans y être autorisé ; je prie votre sainteté de me trouver un prêtre capable de garder le secret. Qu’il soit jeune et partant inconnu de tous. Dites-lui qu’il se rende par devers moi en grand mystère, qu’il dépouille tous les insignes de son état, qu’il rase sa barbe, ses moustaches, sa chevelure, qu’il mette une perruque et l’habit allemand. Il doit partir comme courrier et pour cela cherchez-en un qui ait l’habitude du cheval. Il ne doit pas être marié ; il passera pour un de mes serviteurs et personne, sauf Nicéphore Viazemski et moi, ne sera dans le secret. Qu’il ne prenne ni ornemens, ni missel : j’ai tous les livres sacrés. De grâce ! de grâce ! ayez pitié de mon âme, ne me laissez pas mourir sans pardon. Il me le faut, si je venais à être en danger de mort. Qu’il n’ait pas de scrupule à raser sa barbe ; il vaut mieux commettre ce petit péché que de perdre une âme. » — Le tsarévitch ajoutait de mystérieuses recommandations sur les précautions à garder dans les rapports avec sa mère et son grand-père Lapouchine, « à cause des nombreux espions. » On le voit, l’étudiant de Dresde avait laissé toute son âme dans l’intrigue moscovite.

En regard de la lettre que nous venons de reproduire, il faut en citer une autre, adressée à ce même confesseur, et que notre Rabelais n’eût pas désavouée : elle peint bien ces hommes et ce temps. — « Très révérend père, salut à toi et à tes enfans. Nous mandons à votre sainteté que nous avons fêté ici la commémoration du saint martyr Eustache par les exercices spirituels, vêpres, compiles, matines, liturgie ; après quoi nous nous sommes gardés en joie l’âme et le corps, en buvant à votre santé ; et sur cette lettre nous avons répandu du vin, afin qu’il vous soit donné, après l’avoir reçue, de vivre longuement et de boire solidement, en vous souvenant de nous. Que Dieu nous réunisse au plus vite. Tous les chrétiens orthodoxes qui sont ici avec nous signent la présente : Alexis